Les mois d’août ne sont malheureusement pas exempts de catastrophes et il n’y a pas de léthargie de l’été qui puisse y faire obstacle. Nous le rappellent la construction du mur de Berlin un 13 août, Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août, l’invasion de la Tchécoslovaquie le 21 août 1968, sans oublier le sous-marin Koursk, il y a un près de vingt-cinq ans et bien d’autres tragédies encore. Les regards sont aujourd’hui tournés vers le Proche et Moyen-Orient.
Les Talibans on repris le pouvoir à Kaboul en 2021, un 15 août; ils l’avaient déjà occupé en 1996. Nous sommes allés en Afghanistan, nous en sommes partis, nous avons d’une certaine manière abandonné ce pays. Un ministre français avait déclaré alors dans un comité de l’ONU, à propos des femmes et des jeunes filles, parmi les catégories de la population les plus vulnérables du pays, qu’il y avait « celles qui partaient est celles qui restaient » et que « dans les deux cas, nous les aiderions ». Mais, dans les deux cas, ce fut un drame; si l’Afghanistan a parfois été appelé le « cimetière des empires » (Graveyard of Empires), n’est-il pas devenu aussi le « cimetière des innocents » ?
Les relations internationales ne sont pas faites de sentiments, mais d’intérêts à l’état brut… Ne faut-il pas évoquer un devoir humanitaire et même moral, compte tenu de notre engagement passé ? Le pire serait le silence, voire l’oubli : en tout état de cause, nous ne devons pas céder à l’humiliation due aux conditions de l’abandon, à la peur ou à la rancoeur qui nous conduisent aujourd’hui à la paralysie et à détourner le regard; les questions humanitaires, les réfugiés et les personnes déplacées, devraient interpeller la communauté internationale.
L’oeil du cyclone
La région, au coeur de grands enjeux stratégiques, finira de toutes façons par nous rattraper. L’Afghanistan a été maintes moins conquis, mais jamais entièrement soumis. Les divisions ethniques, voire tribales, ont été à l’origine de différends et conflits sans fin qui furent aussi exploités par des puissances extérieures. C’est ainsi que le pays est l’enjeu stratégique d’une lutte sans merci dans le sous-continent entre le Pakistan et l’Inde, depuis la partition de cette dernière en 1947.
L’Afghanistan est ainsi le révélateur et le creuset de menaces à la fois anciennes et plus récentes. Celles-ci furent visibles aux yeux du monde entier, tel le terrorisme ayant frappé New York à partir du repaire d’Al-Qaeda dans des montagnes quasiment inaccessibles.
L’Afghanistan est dans l’œil du cyclone d’une zone nucléarisée. Outre l’Inde et le Pakistan qui ont procédé à leurs premières expériences en 1998, la Russie et la Chine, respectivement ancienne et peut-être nouvelle puissance tutélaire, ne sont pas éloignées de ce théâtre. L’Iran, en raison de l’existence d’une importante communauté chiite Hazara, du rejet d’un modèle religieux concurrent, d’importants flux migratoires suscités par la guerre qui l’on affecté et de son statut de pays du « seuil » nucléaire, ne peut non plus être insensible à ce qui se passe chez son voisin et sur son pourtour.
L’Europe et même les États-Unis qui se sont retirés, au terme d’une guerre de vingt ans, pourront-ils se désintéresser dans le moyen et long terme de cette zone destinée à être au cœur de grands projets économiques, telles les nouvelles routes de la soie ? Resterons-nous passifs sur cette nouvelle ligne de front, comme dans le Désert des Tartares où l’attente mine les défenseurs et ne les prépare pas à relever les défis ? Nous dirons-nous simplement en pensant à toutes les victimes civiles et militaires de tous les camps en présence au cours des décennies écoulées : tout ça pour ça ?
Un rocher de Sisyphe
La situation en Afghanistan est un éternel recommencement. L’histoire du mouvement des « étudiants en religion » (Taleban), officiellement constitué à partir des zones pachtoun est en fait ancienne et liée à la lutte s’appuyant sur des « moudjahidines » – organisée avec le soutien de l’Ouest – contre l’occupation pendant dix ans (1979-1989) du pays par l’Union soviétique.
Un rêve a pu être caressé, dès la fin des années 70. Il aurait consisté à soutenir un pouvoir s’affichant comme religieux et capable de transcender les tribus, à faire appel à la figure d’un Roi – dont le retour à partir d’un exil en Italie avait été parfois évoqué – et à développer un vaste projet économique. Il se serait agi de faire de l’Afghanistan une zone de transit des hydrocarbures et du gaz, à partir des zones de production en direction des marchés et des ports d’Asie du Sud. Ce schéma, au fond, n’était pas sans rappeler un « modèle » saoudien à des fins essentiellement stratégiques. Le projet de gazoduc TAPI , toujours pas réalisé mais non abandonné, (NB : Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde) a correspondu à un schéma similaire, toutes proportions gardées.
Pour la communauté internationale, le souci premier, après le retrait, restera de tenter de s’assurer que l’extension de facto des zones tribales du Pakistan ne va pas devenir le foyer incontrôlé des activités les plus extrémistes. Le spectre d’un terrorisme sur une vaste échelle, qui ne s’était plus dissipé depuis le World Trade Center en 2001 – ayant précisément provoqué la dernière guerre dans le pays –, va continuer à hanter longtemps le monde.
Le second objectif, quel que soit le pouvoir en place, sera de travailler à la stabilisation du pays et de la région. Il y va de notre devoir humanitaire comme de nos intérêts sécuritaires. Si les zones rurales ont largement échappé au progrès, les vingt années écoulées auront permis de transformer et de moderniser, en termes d’infrastructures et de mode de vie, un pays dont la population a doublé pendant la période considérée pour atteindre 40 millions d’habitants. L’honnêteté doit conduire à reconnaître que les moyens considérables dépensés par les États-Unis et leurs alliés n’auront pas tous été gaspillés. Il était en tout état de cause impossible de réaliser le nation building avec de seules armées. La question est aujourd’hui de savoir ce qui pourra être préservé. Cette dernière approche peut être une justification – même si elle n’est pas la seule – de la décision de certaines puissances de rester sur place et d’y maintenir leurs ambassades.
Un Kriegsspiel éternel ?
L’Afghanistan n’a cessé de provoquer rejet immédiat, mais aussi addiction durable. Le choc se produit par exemple lorsque se dresse devant le nouvel arrivant la barrière de l’Hindou Kouch, une muraille de 5 000 mètres de hauteur au fond du désert d’Asie centrale, marquant ainsi une claire limite et signifiant le caractère enclavé et impénétrable du pays.
Le problème des Talibans ne concerne pas l’Afghanistan seul. À la guerre de dix ans des Soviétiques, succéda celle de vingt ans des Américains. Certains ont alors parlé du moment de la Chine; mais il y a fort à parier que celle-ci prendra en compte les expériences précédentes. Le « nouvel ancien » Afghanistan serait en effet susceptible de lui poser problème notamment en compliquant ses relations avec des États de la région, en particulier Islamabad et New Delhi.
Ce qui est certain, c’est que le « Grand Jeu » dans la région, ainsi appelé depuis le XIXe siècle à l’époque de l’opposition des empire russe et britannique, continuera sous une autre forme. Quoi qu’il en soit, il ne faudra pas oublier le peuple afghan – variable d’ajustement de tant de drames – qui a été acteur du Kriegsspiel pour certaines de ses composantes, notamment les seigneurs de la guerre, mais aussi une victime expiatoire des oppositions de puissance. Les conflits et la désolation ne doivent pas être considérés comme une fatalité des populations censées être en développement. Il s’agira de définir, à commencer par l’Europe, une nouvelle forme « d’engagement », terme sans doute préférable à celui « d’intervention », fût-elle définie comme humanitaire.

Patrick Pascal