L’Afrique ne s’est-elle pas éloignée, y compris de notre univers mental ? L’expression « communauté internationale », même galvaudée, exprime néanmoins généralement un idéal s’élevant au-dessus des différences et traduisant l’aspiration au bien et un certain sens de la justice. Elle contient l’idée de la réunion et non de la division. Elle s’oppose à la solitude des égoïsmes nationaux. Elle n’est pas nécessairement une réalité abstraite, une construction de l’esprit ; elle est aussi tangible, faite d’expériences vécues et de rencontres, à partir de rêves qui sont nos logiciels et permettent d’avancer.
L’Afrique fait naturellement partie de cet ensemble et l’on n’en parle pas assez sinon pour souligner des problèmes qui sont aussi souvent les nôtres. Ce continent extraordinaire recèle bien des secrets et surtout des trésors, découverts à l’occasion de missions diplomatiques, il y a désormais environ quarante ans, qui l’on fait entrer pour toujours dans notre intimité malgré des évolutions et soubresauts considérables.
L’ONU et l’Afrique
Le domaine de l’agriculture et de l’alimentation était alors couvert – et cela est toujours le cas – par une institution spécialisée principale de l’ONU, la FAO, et plusieurs autres organisations qui lui étaient liées, tel le PAM (Programme alimentaire mondial) qui se consacrait tout particulièrement à l’aide alimentaire d’urgence. Tous ces organismes et organisations se trouvaient localisé à Rome, capitale par définition ouverte sur le Sud et d’autant plus légitime pour traiter des questions de développement.
Il fallait prendre à cœur la FAO. Il s’agissait d’une enceinte permettant aux « pays du Nord », à ceux en particulier dont les excédents céréaliers étaient dans certains cas considérables, et aux pays du Sud démunis ou frappés par les fléaux, en premier lieu la guerre, d’aborder ensemble les questions du développement agricole. Le problème était complexe et ne se limitait pas à mettre en place des transferts, par exemple sous forme de dotations en nature, qui pouvaient avoir des effets pervers aboutissant à la destruction des productions locales. L’organisation fournissait une expertise appréciée aux pays qui en étaient dépourvus et le « label FAO » faisait autorité.
Les représentants des États avaient la charge d’orienter le travail de l’institution multilatérale, de le conceptualiser, de gérer ses ressources et d’en décider l’affectation. Les délégations faisaient donc appel à des équipes mixtes de généralistes et de spécialistes. Pour ce qui était de la France, le Quai d’Orsay s’efforçait d’assurer la coordination et aussi les arbitrages entre le ministère de l’Agriculture au plus près des intérêts de notre monde rural et celui de la Coopération et du Développement dont les finalités premières pouvaient sensiblement différer.
Pour couronner le tout, et ce fut une aide considérable, Michel Rocard étant ministre de l’Agriculture, sa passion du développement et son ouverture d’esprit en général, devaient grandement faciliter les choses et, plus que cela, être un puissant facteur d’entraînement. De plus, au cours de ces années immédiatement postérieures à l’élection de François Mitterrand à la Présidence de la République, le ministère de la Coopération ne se limitait plus seulement à être celui de l’Afrique – au sens du « pré carré » de la France – et un souffle nouveau l’animait. Ce fut, en tout cas pour moi, un moment privilégié où la diplomatie ne relevait pas de ce qui était parfois appelé « Kriegsspiel », mais me semblait répondre à des questions vraiment concrètes concernant des groupes humains.
Au sortir d’une saison blanche et sèche
Ces organisations internationales romaines nous conduisaient sur le terrain. La conférence régionale consacrée à l’Afrique, champ d’intervention privilégié des actions de la FAO, se déroula alors au Zimbabwe, dans un pays en pleine transition. Sur le chemin de Harare, l’étape de Johannesburg, alors que le système d’apartheid était encore en place en Afrique du Sud en ce milieu des années 80, s’avéra déprimante. Le centre de la ville très moderne et hérissé de gratte-ciels avait les apparences des cités du monde anglo-saxon, mais l’ensemble était étrange et oppressant même pour des visiteurs.
Si le régime des sanctions internationales avait contraint le pays à se replier sur lui-même, l’enfermement produisait précisément une grande et bienveillante curiosité à l’égard des visiteurs. La gentillesse vis-à-vis de l’étranger était égale dans les deux communautés, noire et blanche, encore totalement séparées et la qualité même d’étranger permettait de renverser bien des barrières. Une bourgeoisie semblait émerger au sein de la communauté noire, mais l’écrasante majorité de cette dernière quittait dans la soirée le centre de la ville pour regagner par autobus les townships. Johannesburg se vidait, comme si Manhattan devenait déserte en fin de journée. Il était temps d’écourter cette expérience désolante, telle que décrite par l’écrivain sud-africain André Brink dans Une saison blanche et sèche, pour gagner au plus vite l’ancienne Rhodésie.
L’hiver austral n’était pas la saison des bougainvilliers et des jacarandas en fleurs, mais ces hauts plateaux apportaient une plus grande douceur qui n’était pas que climatique. Le pays avait en effet déjà évolué vers un pouvoir où la minorité ne dominait plus sans partage. Harare plaisait alors d’emblée. En tous lieux, les hauts plateaux, quelle que soit leur élévation, au Kenya, en Éthiopie ou encore au Vietnam, peuvent procurer des sensations comparables; ls semblaient donner de la distance par rapport à l’agitation et contribuaient à un certain calme intérieur.
Contrastant avec les tensions profondes ressenties en Afrique du Sud, la ville d’Harare avec ses grandes avenues un peu désertes et alors surdimensionnées, peu urbanisée et proche de la nature paraissait provinciale et paisible dans la lumière très pure de l’hiver austral. Des réfugiés mozambicains épars, ayant fui des violences voisines, étaient à la recherche d’un emploi; ils rappelaient néanmoins que nous étions dans l’œil d’un cyclone annonçant l’ultime fin des empires coloniaux et le passage d’un monde à l’autre. L’heure de Frederic de Klerk, parfois qualifié de « Gorbatchev de l’Afrique australe », viendrait bientôt. Mais le Zimbabwe avait pris de l’avance, peut-être parce que la séparation des communautés n’y avait pas été institutionnalisée et sans doute également parce que les enjeux géostratégiques y étaient moindres.
L’Eden, la savane et la glace
L’Afrique de l’Est et australe parcourue pendant quelques années était grandiose et recélait des beautés époustouflantes. Des troupeaux considérables d’éléphants de Hwange National Park, aussi grand que la Suisse, où l’on atterrissait sur une piste entaillée dans la forêt, aux chutes du Zambèze ou de Victoria, larges de près de deux kilomètres et deux fois plus hautes que celles du Niagara, dont le grondement faisait trembler le sol qu’avait arpenté Livingstone, au plateau éthiopien et aux gorges du Nil Bleu jusqu’à la calotte glacière du Kilimandjaro, alors encore préservée, qui émergeait au petit matin d’une brume intense au-dessus de la savane, tout était émerveillement. Il faut conserver ces images et sensations provoquées par une nature surpuissante, riche en espèces et peuplée d’une humanité passionnante, sorte d’Eden à redécouvrir ou à rétablir qui avait sa cohérence et était un monde en soi.
Un autre empire du milieu, millénaire et intemporel
De telles expériences faisaient pénétrer l’Afrique dans la peau. Mais devait-on parler de l’Afrique ou des Afriques ? La question s’imposait, ne serait-ce qu’avec la découverte sur le continent d’un pays particulier qui était un monde en soi, une sorte d’Empire du Milieu: l’Ethiopie qui était d’ailleurs encore un empire quelques années auparavant.
Le pays accueillait le siiège de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) à Addis-Abeba. L’OUA était alors une organisation qui pesait dans le système international, alors que la présence coloniale et celle de troupes étrangères – dont 50 000 Cubains –, pour lesquelles le continent africain était un terrain d’affrontement, approchait de son terme. L’immense Éthiopie, ex-empire somptueux à certains égards et désormais gouvernée par le colonel Menguistu, était alors en proie à la sécheresse et à la famine.
Quelle n’était pas dès lors la surprise quand l’effet de l’altitude – Addis est en effet à 2 500 m – et surtout une pluie intense interrompaient le sommeil brutalement ? Les images de populations faméliques, déplacées avec leurs maigres troupeaux, à la recherche d’eau pour leur survie, que véhiculaient alors les médias correspondaient cependant bien à la réalité de la terrible famine qui frappa le pays au début des années 80. Mais en fait, les disparités régionales étaient considérables et s’accompagnaient d’une grande variété climatique dans le pays.
La province de Shoa, au centre de laquelle se trouvait la capitale Addis-Abeba, avec à elle seule une superficie d’environ 80 000 km2 et étant établie sur des hauts plateaux, était relativement bien arrosée. C’est dans cette région que le Nil Bleu entaille les hauts plateaux pour en faire des gorges vertigineuses avant de rejoindre le Nil Blanc au Soudan. En chemin vers les gorges, l’on rencontrait des cavaliers chevauchant des montures chamarrées ayant eux-mêmes les épaules recouvertes d’une étole chatoyante leur donnant malgré le mouvement une attitude hiératique et quasi religieuse.
Ces images étaient hors du temps, en tout cas du nôtre, et même au-delà de notre imagination. Mais la Province de Shoa connaissait aussi ses duretés. La pression démographique qui pesait sur la capitale en était un exemple. Comme ailleurs en Afrique, l’accès au bois de feu, de plus en plus rare, était vital pour les populations. À Addis, l’extension de la superficie de la ville qui coïncidait avec la croissance de la multitude, imposait aux habitants d’effectuer de manière quotidienne des déplacements pédestres, de plus en plus lointains et harassants, aux fins d’approvisionnement. Il fallait ainsi accéder aux hauteurs de la ville, franchir un col de plus de 3 000 m et s’engager profondément sur le haut-plateau.
Eucalyptus de Menelik et lion d’Hailé Sélassié
L’ambassade de France était installée au cœur de cette ville faite de collines et terrasses. Au XIXe siècle l’empereur Menelik II avait offert à la France un vaste terrain de 42 ha pour son implantation diplomatique. Les eucalyptus y avaient grandi pour atteindre la taille considérable de plusieurs dizaines de mètres. Il était fortement déconseillé de s’aventurer à pied de nuit sur le périmètre du compound, en raison de hyènes qui y rôdaient. L’ambassade elle-même émergeait dans la partie la plus élevée du terrain. L’enceinte, faite d’un haut mur, avait été fragilisée par les ans et laissait apparaître en quelques endroits des trous béants. Cela donnait un accès, d’ailleurs autorisé une fois par semaine, à des habitants d’un village voisin qui venaient y cueillir du bois de feu. Tel était le spectacle que l’on pouvait voir à partir des bureaux et salles de réunions. Il y avait là comme une résurgence de notre Ancien régime sur des terres seigneuriales africaines. Cette tolérance était bien naturelle et contribuait à limiter la déforestation des alentours d’Addis – dont se souciaient d’ailleurs les organisations internationales compétentes. Elle constituait de plus un juste retour des choses s’agissant de terres octroyées à la France.
De la Chancellerie diplomatique, d’où l’on pouvait voir ces scènes sorties du Moyen-âge, l’on n’entendait plus comme autrefois rugir le lion de l’empereur. Ce dernier avait été renversé en 1974, une dizaine d’années auparavant, mais son souvenir restait proche et les pratiques nouvelles du pourvoir, teintées de soviétisme, avaient emprunté à la tradition impériale. Comme dans l’ouvrage The Emperor de Ryszard Kapusćinski, dans lequel cet ancien correspondant d’une agence de presse polonaise relate sa recherche, après la révolution, de proches disparus de l’empereur, je partis à Addis avec pour seul viatique une lettre destinée à l’ancienne présentatrice du journal d’information de l’unique chaîne de télévision de l’époque qui avait eu des liens avec l’ambassade. Avait-elle survécu à tous ces bouleversements ? Si oui, où se trouvait-elle et que faisait-elle désormais ?
La révolution après l’empire
Il ne s’agissait pas d’enquêter sur la fin d’un règne, qui avait été la fin d’un monde, mais simplement d’aider à renouer les fils d’une histoire personnelle. Même s’il s’agissait de chercher une brindille dans une meule de foin, la recherche finit par aboutir après bien des péripéties. Une rencontre eut lieu avec une élégante Érythréenne. Sa sérénité apparente et l’absence de peur visible dans son attitude et ses propos étaient frappantes. Elle ne travaillait plus à la télévision et avait manifestement connu une longue traversée du désert. Ses nouvelles fonctions lui avaient permis d’effectuer quelques voyages dans des « pays frères » au cours des années précédentes. Mariée à un avocat, membre de la famille impériale, mais issue elle-même d’un milieu beaucoup plus modeste, elle avait pu aider son mari – et peut-être même le sauver – au cours des « événements ».
En réalité, même si elle ne l’expliquait pas clairement elle-même, les dernières années de Hailé Sélassié avaient été complexes, voire confuses. En butte lui-même aux ultra-conservateurs, grands propriétaires terriens, présents au Palais, mais qui voulaient maintenir leurs pouvoirs dans les provinces, l’empereur avait fait appel à une jeunesse éduquée issue de milieux modestes. Ses représentants avaient d’ailleurs été haïs par les dignitaires. Au cours des dernières années, avant la dégradation finale et la prise de pouvoir par un Comité militaire – le Dergue -, plusieurs courants antagonistes avaient coexisté jusqu’au sommet du pouvoir, encouragés même tour à tour par un empereur refusant de trancher à moins qu’il n’en soit devenu incapable en raison de son âge. Les partisans de la manière forte étaient conduits par la fille de l’empereur tandis que les réformateurs, voyant venir la catastrophe, en appelaient d’urgence à des transformations radicales.
Cette interlocutrice, héritière à la fois de l’Empire et de la Révolution – dans cet ordre qui est le contraire du nôtre -, avait pu observer un pays écrasé sous l’autoritarisme des puissants, en proie de manière récurrente aux pires famines, qui finit par donner libre cours à des accès de violence extrême. Ces soubresauts brutaux avaient même fini par gagner la capitale, mais il était impossible d’imaginer une cosmogonie dont le Roi des Rois ne fût pas le centre. De ce fait, la révolution s’était infiltrée au Palais et elle s’était avancée d’abord masquée, au nom du monarque, qui l’avait même parfois soutenue si elle pouvait apporter du bien au pays. Mais les arrestations s’étaient multipliées au sein de la Cour, dans des proportions de plus en plus massives n’épargnant que l’empereur et quelques rares fidèles, insignifiants. Après sa déposition, le Négus était resté au Palais paré encore de quelques attributs de son pouvoir d’antan. L’étoile était morte, mais brillait encore de quelques feux. Peut-être Hailé Sélassié pensait-il encore gouverner, du moins dans les limites d’un exercice théâtral de la puissance qui avait été la caractéristique de la phase ultime de son imperium.
Dans ce contexte d’une extrême complexité et opacité, où s’était située cette interlocutrice ? Avait-elle été promue avec la jeunesse talentueuse des classes sociales montantes destinées contenir les féaux ? Son mari avait-il été l’un de ces libéraux réformateurs, car la famille impériale, vaste tribu, en avait compté quelques-uns ? Ses origines érythréennes l’avaient-elles épargnée de l’affrontement féroce circonscrit principalement au peuple Amhara dominant depuis le XIIIe siècle ? La montée en puissance des Tigréens, à partir de 1974, serait d’ailleurs une révolution dans la révolution. Ce vaste questionnement ne suscita que des éléments partiels de réponse, mais une explication globale existait-elle vraiment ? Seule une porte avait été entrouverte qui devait se refermer de manière hermétique sur tant de mystères.
L’Afrique au coeur
Cinquante ans après la déposition de l’empereur, cet Empire du Milieu demeure méconnu et peu compréhensible. Le conflit érythréen puis celui du Tigré, défraient parfois l’actualité par bribes, s’apparentant à une guerre de Cent Ans échappant à nos repères temporels contemporains. Mais il faut vivre avec ces secrets qui sont aussi des trésors inépuisables. On croit tourner la page, mais l’Afrique nous demeure au coeur.
Patrick Pascal