La République souveraine

Retour sur 2022

Le deuxième tour des élections législatives françaises en 2022, après les dernières élections présidentielles, avait déjà été qualifié de tsunami, ce qui était alors sans doute exagéré et devait être relativisé.

La situation parut certes bloquée en l’absence de majorité absolue à l’Assemblée nationale et de perspective sérieuse de constitution d’une grande coalition « à l’allemande ». Néanmoins, le centre de gravité du débat politique s’était déplacé à la Chambre et cela pouvait être jugé de manière plutôt positive, au regard de la lecture parlementarisme de la Constitution de 1958.

Mieux valait en effet a priori la démocratie par la voix des représentants du peuple que la démocratie directe de la rue ou même des réseaux sociaux. Mieux valait une effective démocratie parlementaire qu’une chambre d’enregistrement dominée par un ou des partis « godillots », c’est-à-dire aussi soumis que léthargiques. La question essentielle était dès lors celle de l’efficacité pour le pays : comment pouvait-on s’en sortir ? Que convenait-il de faire ?

Deux pouvoirs légitimes se faisaient alors face : un Exécutif qui n’était plus en mesure de mettre en œuvre son programme par la voie législative ou tout au moins avec les plus grandes difficultés en recourant au fameux « 49.3 » ; une Assemblée où aucune formation politique ou groupement de partis ne disposait d’une majorité absolue ; des extrêmes opposés sollicitant parfois des électorats socialement proches, mais inconciliables ; des formations charnières ouvertes au dialogue, mais courant le risque d’une perte totale d’identité et même à terme de disparition.

La consultation des partis avait alors peu de chances de donner des résultats significatifs et d’apporter de véritables clarifications. René Coty et la IVe République étaient en effet d’un autre temps et la séparation des pouvoirs devait aussi nous garder de tels empiètements – qui peuvent être à la limite réservés à un chef de gouvernement responsable devant le Parlement – alors que le pays s’était déjà prononcé. « La France ne parle pas deux fois», avait coutume de dire Couve de Murville, ministre du général de Gaulle.

Vagues déferlantes et cohabitation avant l’heure

La République courait le risque d’être ballotée, en proie à la confusion, menacée sinon proche d’être submergée par des vagues déferlantes. Il fallait la faire « entrer au port », comme l’écrivit le grand historien François Furet à propos de l’avènement de la IIIe  République. Cette période de notre histoire que René Rémond, autre grand historien, qualifia de « République souveraine », issue de la défaite impériale de Sedan et qui connut trois guerres jusqu’à l’effondrement fatal de 1940, fut caractérisée dans ses premières années par l’opposition de la droite monarchiste et des républicains en une sorte de « cohabitation » avant l’heure. Malgré ces difficultés considérables, et alors que depuis 1789 aucune expérience constitutionnelle n’avait duré plus de vingt ans, c’est l’ascendant pris par la République qui a assuré une longévité n’ayant fini par été dépassée que par la Ve République. L’année 1879 marqua la fin des espoirs de restauration monarchique avec le décès au combat du prince impérial, la disparition sans héritier du comte de Chambord, le contrôle inattendu par les républicains de la Haute Assemblée et finalement la démission du maréchal Mac Mahon. Mais la « respiration » démocratique, alors que l’on assistait à une alternance effrénée des cabinets ministériels, joua aussi un rôle essentiel grâce aux élections et au suffrage universel. Oui, la République souveraine fut une garante suprême.

La France contemporaine a conservé longtemps des nostalgies monarchiques et n’a-t-on pas  parlé de « monarque républicain » ? Cet atavisme qui a traversé les âges constitutionnels, s’est développé paradoxalement souvent dans un climat pré-révolutionnaire permanent susceptible de provoquer un basculement en faveur des extrêmes. C’est peut-être cette analyse, au sortir de la traumatisante guerre d’Algérie et de ses excroissances sur le territoire métropolitain même, qui a pu conduire les pères de la Ve République à concevoir une constitution mi-présidentielle et mi-parlementaire. Le système – taillé avant tout à la mesure du général de Gaulle et dont le Président Mitterrand réussit même à tirer parti au cours de deux périodes de cohabitation – requérait effectivement une sorte de monarque dans la mesure où il n’était pas protégé par une stricte séparation des pouvoirs.

Résoudre une crise constitutionnelle latente ?

Le contexte actuel, qui pourrait le cas échéant revêtir les aspects d’une crise institutionnelle, ne permet pas d’imaginer une réforme profonde en vue d’une stricte séparation des pouvoirs, c’est-à-dire d’un rehaussement des pouvoirs du Parlement, assorti le cas échéant d’une modification de la loi électorale qui intégrerait une dose de proportionnelle. Mais le moment n’est pas approprié, ou pas encore, car les transformations apparaîtraient de convenance et de nature à protéger une citadelle assiégée, quand bien même dans l’esprit il s’agirait de limiter un « exercice solitaire » du pouvoir tant de fois critiqué sous la Cinquième République.

Une solution, tout au moins provisoire, afin d’éviter au pays un immobilisme désastreux, consisterait à chercher une inspiration dans le message de la République souveraine : toute la République, rien que la République. Le recours au peuple, par la dissolution, alors que le pays s’était déjà exprimé à quatre reprises en quelques semaines en 2022, présentait potentiellement le risque d’aggraver la crise et de renforcer des mouvements plus radicaux, voire extrêmes; mais celle-ci, faute de référendums qui auraient pu intervenir plus tôt, par exemple au moment du débat sur les retraites ou de la loi sur l’immigration, a été rendue nécessaire par le message des élections européennes et la nécessité d’une clarification démocratique. Une démission du Président de la République ? L’inconvénient précédemment décrit – à moins d’une confusion parlementaire qui en ferait la seule issue institutionnelle possible – aurait pu être démultiplié alors que le Président de la République, même affaibli, est censé demeurer un garant majeur des institutions.

La photographie de l’Assemblée nationale

Beaucoup dépendra finalement de la photographie de l’Assemblée nationale, après une vidéo assez floue de la dernière élection présidentielle. En 2022, le parti présidentiel, malgré son recul par rapport à la législature précédente, avait conservé une certaine dynamique qui lui laissait des marges de manoeuvre, telle une éventuelle coalition de gouvernement. Cela n’est plus le cas en 2024. Le choix comme Premier ministre du chef du plus important groupe parlementaire s’imposera comme une nécessité, le chef de l’État tirant une seconde fois d’affilée les conséquences de l’état politique du pays. Il est en effet souhaitable que le nouveau gouvernement, même s’il ne n’était pas nécessairement unicolore, puisse s’atteler de manière urgente aux questions les plus essentielles, internes et extérieures.

Un risque important serait que la quatrième cohabitation soit abordée avec machiavélisme, comme ce fut déjà le cas précédemment. Il sera de l’intérêt du nouveau parti dominant – aspirant manifestement à confirmer sa respectabilité – de se prêter à une cohabitation qui ne soit pas perçue comme uniquement conflictuelle, ne serait-ce que pour espérer des bénéfices électoraux ultérieurs. Le choix de la dissolution a pu être critiqué, surtout en raison du moment choisi, mais cette dernière pourrait ultérieurement faire l’objet d’une réévaluation plus positive si elle avait contribué à écarter une explosion politique et sociale.

Un laboratoire des régimes politiques

L’histoire constitutionnelle de la France fait apparaître que le pays n’en pas connu moins de onze constitutions écrites et qu’il fut le plus grand laboratoire des régimes politiques. Fallait-il un monarque ou un président ? Une assemblée ou deux ? Un suffrage censitaire ou universel ? Un vote unique ou à plusieurs tours ? Une dose de proportionnelle dans le mécanisme électoral ? Des consultations référendaires et des juges suprêmes ? Et aujourd’hui se pose sans doute à nouveau la question du parlementarisme dans un régime semi-présidentiel; la Cinquième République fut dotée d’instruments – dont la dissolution – pour surmonter cette contradiction. Mais l’heure n’est sans doute pas à de nouvelles expérimentations, même si celles-ci peuvent être dictées par les circonstances. Outre que la priorité absolue est de remettre le pays au travail dans la durée, la boussole doit avant tout rester la référence à la République souveraine.

Patrick PASCAL
Ancien Ambassadeur


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