La cohabitation du chef de l’Etat avec une majorité du Parlement qui lui soit hostile est un problème majeur que pose la Constitution de la Cinquième République. On peut préciser qu’une telle situation peut aussi se présenter même lorsque le Président et son Premier ministre sont issus du même courant politique.
Ainsi le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas prononça-t-il devant l’Assemblée nationale un discours sur la “Nouvelle Société” qui fit date, provoqua dit-on l’ire du Président Pompidou et amena ce dernier à se séparer en 1972 de son chef de gouvernement pour le remplacer par le fidèle Pierre Messmer. Les incompatibilités entre le Président Mitterrand et Michel Rocard furent également bien réelles et durèrent trois longues années, à partir de la fin de la première cohabitation. Mais, dans de telles situations, faites de divergences, voire de conflits ouverts, demeure la solution d’un remplacement du Premier ministre par le Président, conformément au droit constitutionnel de ce dernier.
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En cas de cohabitation – au sens strict du terme – résultant de l’émergence d’une majorité différente de celle des formations soutenant le Président de la République – la lecture « parlementariste » de la Constitution prévaut (cf. Patrick Pascal, Vers la fin du monarque républicain ? L’Essentiel de l’Eco, 23/06/2024).
Le transfert du pouvoir majoritaire du Président au Premier ministre fait-il de ce dernier le véritable chef de l’Exécutif ? La réponse à cette question doit être nuancée, si l’on examine à la fois les aspects institutionnels et le rapport des forces politiques. Les politologues et constitutionnalises ont ainsi pu distinguer la « cohabitation-compromis », la « cohabitation-soumission » – à laquelle se refusa en particulier le Président Mitterrand – et la « cohabitation-conflit » qui suppose que deux légitimités, clairement établies, puissent s’affronter.
Le mythe du domaine réservé
Disons-le d’emblée, le concept de domaine « réservé » ne figure pas dans la Constitution de la Cinquième République, originelle ou amendée. La formule a été exprimée par Jacques Chaban-Delmas en 1959 à La tribune d’une réunion politique.
Il faut néanmoins examiner avec attention l’étendue des compétences propres et communes des deux têtes de l’Exécutif et la question de leurs pouvoirs de veto réciproques.
Le domaine que le Président possède en propre est constitué des actes qu’il peut commettre sans contreseing ministériel. Leur énumération est limitative mais recouvre des pouvoirs théoriquement importants: le Président peut ainsi recourir au référendum (art. 11), procéder à la dissolution (art. 12), prendre des mesure exceptionnelles (art. 16), s’adresser aux assemblées par message (art. 18), saisir le Conseil constitutionnel à propos d’un engagement international (54) ou de lois (art. 61). Reste que le Président – formule rituelle héritée de la IIIème République ? – est « le chef des armées. Il préside les conseils et les comités supérieurs de défense nationale » (cf. art. 15). De plus il ne faut pas oublier la question d’une décision éventuelle non partagée de l’emploi de l’arme nucléaire.
Le Premier ministre de son côté n’est pas démuni. En vertu de l’art. 20: « Le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Il dispose de l’administration et de la force armée ». Dans ce dernier domaine, l’art. 21 précise que le Premier ministre « est responsable de La Défense nationale ». Le fait que « Le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de fairer intervenir les forces armées à l’étranger, au plus tard trois jours apr!ès le début de l’intervention… » (art. 35) conforte les pouvoirs du chef du gouvernement en cas d’engagement des forces armées.
« Kriegspiel » et réalités
La cohabitation doit s’analyser sous l’angle juridique, mais son déroulement résulte aussi et même avant tout de la réalité des rapports de force politiques; l’on ne peut s’en tenir à des schémas purement théoriques. La popularité des acteurs principaux, l’importance numérique des parlementaires qui les soutiennent, les moyens à leur disposition (ex. système médiatique), s’avèrent ainsi prépondérantes. Une dissolution venant d’intervenir, « l’arme de poing » définie à l’art. 12 à la disposition du Président ne peut être utilisée pendant une année; l’application de l’art. 16, sauf drame national, ne peut être envisagée et elle est strictement encadrée; il n’a pas été recouru au référendum dans l’affaire des retraites ou de la loi sur l’immigration, pourquoi en serait-il autrement aujourd’hui ?
En 1981, le Président Mitterrand avait écarté l’idée d’une cohabitation et il avait dissous l’Assemblée nationale dès sa nomination. Aujourd’hui, en déclarant en amont que son mandat n’était pas menacé et qu’il irait au terme de son mandat prévu en 2027, le Président de la République a préservé la perspective de la cohabitation. Mais, en cas de blocage politique majeur, la seule issue – démocratique par essence – serait alors sans doute une élection présidentielle anticipée. Jacques Chirac fut considéré un temps, au cours de la première cohabitation, comme le Premier ministre le plus puissant de l’histoire de la République; cela ne l’a d’ailleurs pas préservé d’un échec à l’élection présidentielle de 1988. Mais cet ascendant gouvernemental ne serait-il pas plus marqué encore, compte tenu de la configuration actuelle, en cas de majorité absolue à l’Assemblée nationale, hostile au Président de la République ? Ne faudrait-il pas rajouter une catégorie, celle de la « cohabitation déséquilibrée » à la typologie des cohabitations ébauchée supra ?
« Paix impossible, guerre improbable », déclara Raymond Aron à propos de la situation internationale. Pourrait-on désormais affirmer – en sollicitant sa formule – « cohabitation impossible », c’est-à-dire inéluctable mais inévitablement conflictuelle, et « domaine réservé improbable », c’est-à-dire limité dans la pratique et conditionné par les circonstances ? Dans ce contexte général, est-il déplacé de parler de la fonction « honorifique » de chef des armées, en cas de cohabitation, et du pouvoir de blocage du chef de gouvernement – dont la seule raison d’ailleurs n’est pas qu’il « tient les cordons de la bourse » – pour le déploiement de troupes dans un pays étranger ? S’il ne s’agit pas d’encourager des positions extrêmes de part et d’autre, l’heure n’est-elle pas à la restauration de la politique – s’exprimant par une volonté et une directions claires – alors qu’une cohabitation « apaisée », c’est-à-dire rêvée par certains, équivaudrait à nouveau à une absence de gouvernement déterminé de la France ?
Patrick Pascal
Ancien Ambassadeur
Fondateur et Président de Perspectives Europe-Monde