Est/Ouest : convergences oubliées, méconnues ou inavouées

Les attentats de Moscou et du Daghestan : le trou noir du Caucase et de l’Asie centrale         

Un terrorisme islamiste de grande ampleur a fait irruption à Moscou dans une salle de concert en mars 2024, avec l’attentat revendiqué par l’Etat islamique du Khorasan; il a pu faire craindre à la Russie – malgré les dénégations initiales et l’insinuation d’une piste ukrainienne – la constitution d’un second front sur son propre territoire.

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Des attentats contre des églises orthodoxe et une synagogue, qui ont été également revendiqués par l’État islamique, viennent de se dérouler trois mois plus tard au Daghestan – entité de la Fédération de Russie – en ce mois de juin 2024; une vingtaine de morts et des dizaines de blessés ont été déplorés et plusieurs bâtiments officiels et historiques  ont été incendiés.

Le premier événement, par le modus operandi, le lieu et le nombre des victimes, a réveillé le syndrome du Bataclan et des attentats à Paris en novembre 2015; il a suscité dès lors l’expression de sentiments de compassion et même d’une disposition à la coopération sécuritaire contre le terrorisme. Le second a fait l’objet d’une couverture médiatique relativement réduite et d’un quasi silence assourdissant de notre part.

Alors que le pouvoir russe suggérait assez rapidement une piste ukrainienne, en mars dernier, certains commentaires à l’Ouest n’excluaient pas une manipulation des autorités pour justifier un engagement plus fort encore dans la guerre en Ukraine et une répression accrue de l’opposition sur le plan intérieur; ces analyses ne s’interrogeaient pas sur la nécessité pour le président de la Fédération – qui venait tout juste d’être réélu – d’affirmer au contraire son autorité et sa position de garant de la sécurité pays. L’une et l’autre thèse ont d’ailleurs fait long feu.

En réalité, le terrorisme islamiste ne fut pas et n’est un phénomène nouveau pour un pays s’étirant de l’Europe à l’Extrême-Orient et dont les engagements internationaux ne peuvent que l’exposer à la complexité des conflits contemporains. Mais le péril terroriste, à partir du Caucase ou de l’Asie centrale, est aujourd’hui d’une autre nature. Menace réelle, il est aussi plus diffus et peut avoir des ramifications intérieures. L’Asie centrale, souvent oubliée à l’Ouest, est en effet le théâtre d’un Nouveau Grand Jeu après celui opposant au 19ème siècle les empires russe et britannique.

La Russie a conservé, au-delà d’un soft power, des positions en Asie centrale, malgré un reflux depuis la fin de l’Union soviétique (NB: 40% de Russes alors au Kazakhstan, seulement environ 20% de Russes ethniques aujourd’hui). Sur cette aire d’influence, est venue empiéter la Chine et ses visées économiques (cf. les Nouvelles Routes de la Soie; Le Turkménistan est son premier fournisseur de gaz). Les pays de l’Ouest y ont une présence économique variable privilégiant le colosse qu’est le Kazakhstan (NB: 5 fois la France) par rapport aux autres républiques d’Asie centrale.

Ces derniers font partie de la Communauté des Etats indépendants (CEI) et, à l’exception du Turkménistan, Etat neutre, d’un réseau d’organisations régionales; l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) s’est fixée notamment des objectifs sécuritaires: la lutte contre le terrorisme, l’extrémisme et le séparatisme.

La question peut aujourd’hui être la suivante : Nouveau Grand Jeu ou cordon sanitaire ? Face à la menace terroriste (cf. agitation récurrente dans la région de la Caspienne du Kazakhstan, Ecoles coraniques financées un temps de l’extérieur en Ouzbékistan, rivalités ethniques et déséquilibres régionaux), s’ouvre aussi un vaste champ d’opportunités, y compris pour l’Europe acteur encore relativement marginal (NB: partenariat stratégique de la France et du Kazakhstan depuis 2008). En contrepoint des rivalités économiques, peuvent aussi se développer des convergences sécuritaires afin d’éviter pour tous un « second front ».

Le défi des attentats pour la stabilité revendiquée du pays

Il convient de noter que le pouvoir soviétique – à l ‘exception de Staline qui déporta des minorités, dont les Tatars de Crimée -, puis la Russie, ont plutôt bien géré la question musulmane sur leur territoire en garantissant un Islam modéré (NB: la Grande Mosquée de Moscou, reconstruite en 2015). Les guerres de Tchétchénie et des violences sporadiques dans le Caucase ne doivent pas faire oublier que les musulmans font partie de l’histoire de la Russie, au cœur de celle-ci. Kazan, capitale du Tatarstan, est à 800 km à l’est de Moscou, fondée après elle, et les Tatars avec 6 millions de personnes sont le deuxième peuple de Russie. Les musulmans sont estimés jusqu’à 25 à 30 millions de personnes, soit 17 à 20% de l’ensemble de la population russe. Il est vrai que l’immigration économique récente en provenance d’Asie centrale (NB: 1 million de Tadjiks estimés) pose des défis nouveaux.

Le fait que le Président Poutine ne soit pas référé  immédiatement pas à la piste de Daech, mais ait orienté les accusations vers des complicités ukrainiennes, fut une position à l’évidence au service de sa guerre contre Kiev. Mais il a pu s’agir aussi de préserver des relations avec le monde musulman, notamment arabe, et au-delà avec le « Sud global ».

L’attentat de Moscou a représenté un défi important pour le pouvoir russe, à l’instar toutes proportions gardées de la révolte de Prigojine en juin 2023. L’appareil sécuritaire a montré des vulnérabilités et V. Poutine devra prouver à nouveau qu’il est en mesure de garantir la stabilité intérieure, source de sa légitimité. Cela ne lui suffira pas à défaut d’un grand projet de réforme et de modernisation du pays. Dans cette perspective, la Russie ne pourra pas supporter la guerre en Ukraine dans la durée. Elle devra se souvenir qu’elle appartient aussi à l’hémisphère nord et qu’elle doit faire face aux mêmes défis, qu’il s’agisse du climat, des migrations ou encore de la prolifération nucléaire.

L’amertume ressentie à Moscou après le 11 septembre

On a trop souvent oublié que Vladimir Poutine a été le premier dirigeant à exprimer sa solidarité avec les États-Unis et son Président George Bush Jr après les attentats à New York du World Trade Center et de Washington sur le Pentagone. Il ne s’est pas agi seulement d’une rhétorique limitée à des sentiments de compassion pour les victimes et d’une vague solidarité dont les contours n’auraient jamais été définis précisément. La Russie est immédiatement passée à l’acte et a offert des facilités aux États-Unis en matière de transfert de troupes et d’équipements militaires en direction de l’Afghanistan, puisque telle avait été la cible privilégiée par l’administration américaine pour la riposte au 11 septembre; il ne faut pas oublier non plus le rôle que Moscou a joué auprès de certains Etats d’Asie centrale, par exemple au Tadjikistan où stationnaient à la frontière de l’Afghanistan des garde-frontières russes.

D’une certaine manière, la Russie s’est comportée comme si elle avait été membre de l’Alliance atlantique et avait fait usage de l’article 5 de sa Charte (NB: les alliés des États-Unis se sont conformés à cet engagement de solidarité défini par l’article 5 pour la première et seule fois dans l’histoire de l’Alliance). Ce moment très particulier de rapprochement avec l’Ouest ne s’est pas confirmé dans la durée et la Russie a estimé n’avoir pas été « récompensée » en retour, par exemple en 2004 avec la première vague d’élargissement de l’OTAN à six pays ayant appartenu à l’URSS (NB: après la Pologne, la Hongrie et la République tchèque en 1999), lors du Sommet de l’Alliance à Bucarest en 2008 – où la question s’est posée pour l’Ukraine et la Géorgie – et sous la présidence Obama (2009-2017) avec la « révolution » du Maidan à Kiev. Après la révolution Orange » de 2004, Euromaïdan ou Eurorévolution furent en effet les noms donnés aux manifestations ayant fait suite en 2013-2014 à la décision du gouvernement ukrainien de ne pas signer finalement l’accord d’association avec l’Union européenne.

Retour sur la guerre froide : tensions et recherche de la stabilité

S’il ne s’agit pas de justifier quoi que ce soit, il est tout au moins important pour comprendre la psychologie et la logique des acteurs de mettre les événements en perspective. La période actuelle est parfois qualifiée improprement de nouvelle guerre froide alors que le système a perdu la stabilité que paradoxalement l’arme nucléaire – crise des missiles de Cuba exceptée – avait garanti. La période où les blocs se faisaient face mais ne s’affrontaient pas directement permit en réalité des coopération.`

En mai 1981, entre les deux tours de l’élection présidentielle en France, une haute personnalité française – qui n’était alors plus membre du gouvernement – vint à Berlin-Est pour des activités dans le secteur industriel et rencontra les plus hauts dirigeants est-allemands. La crise des euromissiles (cf. menace de déploiement des missiles de croisière et des fusées Pershing II américains en réponse aux missiles à moyenne portée SS-20 soviétiques visant l’Europe) battait alors son plein. Pour autant, le message rapporté fut celui de la coopération et du rétablissement des équilibres du système international. Dans une vision qui aurait pu s’avérer prémonitoire – et qui sera peut-être un jour perçue comme telle -, la personnalité dont il s’agit développa la perspective de convergences à terme entre les puissances de l’hémisphère Nord qui s’opposaient alors face aux problèmes propres aux pays du Sud qu’elles devraient traiter de manière prépondérante.

Dans cette même « capitale » de la RDA, l’Ambassadeur de France reçut à la même époque son homologue d’Union soviétique Pyotr Abrassimov. Ce dernier, qui avait été en poste à Paris et avait connu le général de Gaulle et le Président Pompidou, était une grande figure de la diplomatie soviétique; il fut d’ailleurs le négociateur de l’URSS pour l’Accord quadripartite 11971 sur Berlin. Il revenait précisément Moscou où il avait participé au dernier Congrès du PCUS et s’était entretenu avec Léonid Brejnev; il évoqua devant l’Ambassadeur de France l’élection présidentielle française qui approchait et prit de nettes distances avec une possible victoire de la gauche en France, y compris avec le PCF, au nom de la stabilité que Moscou disait rechercher avant tout.

Des convergences objectives, à défaut d’affinités électives

Ces références historiques illustrent ce que l’on appelle les relations d’État à État et qui pouvaient alors primer tout considération idéologique. Plus tard, au début des années 90, le KGB devenu FSB sous la direction d’Evgeny Primakov aidait la France à faire libérer des aviateurs français faits prisonnier par les Serbes dans les combats de l’ex-Yougoslavie; d’autres exemples de coopération inattendues et peu perceptibles pour les opinions publiques pourraient être évoqués.

La Russie s’est ainsi montrée particulièrement prudente et responsable par rapport au développement du programme nucléaire iranien. Les efforts de ce que l’on a appelé le P5+1 (c’est-à-dire les Cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU et l’Allemagne) ont d’ailleurs abouti à l’accord du 14 juillet 2015, dont sont finalement sortis les Etats-Unis de D. Trump, de manière très dommageable pour les contrôles in situ de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Aujourd’hui la Russie de V. Poutine affiche un rapprochement avec la Corée du Nord, en raison de besoins d’équipements et de munitions pour sa guerre en Ukraine et aussi pour des considérations d’ordre géopolitique. Il n’est pas assuré que Moscou ait de réelles intentions de transférer en retour à Pyongyang des technologies sensibles et a fortiori proliférantes. Le message n’est-il pas plutôt adressé à Washington sur le thème: nous pourrions le faire, retenez-nous d’y consentir et reprenons un dialogue sur des questions majeures dont dépend la paix du monde. Entre les risques du terrorisme islamiste et celui de la prolifération nucléaire, le champ des coopérations sinon des solidarités est immense; ces perspectives requièrent notamment la fin de la guerre de haute intensité sur le continent européen et l’adaptation, voire la reconstruction, d’un système international qui tienne compte des nouveaux rapports de puissance dans le monde.

Patrick Pascal


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