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Alstom traverse le XXIe siècle comme un condensé des renoncements industriels français. De sauvetages publics en cessions stratégiques, le groupe a vu s’éloigner le contrôle national sur des activités centrales. Pourquoi nos dirigeants ont-ils bradé la souveraineté industrielle de la France ?
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Crise de 2003 : l’État intervient, puis se retire
En 2003, Alstom frôle la disparition. Des défauts techniques sur des turbines à gaz acquises en 2000, combinés à l’effondrement du marché américain de l’énergie, provoquent une crise de liquidités sévère. L’exercice 2003-2004 se solde par une perte nette de 1,84 milliard d’euros et une dette portée à 5 milliards d’euros. En septembre 2003, un plan de financement de 3,2 milliards d’euros est négocié. L’État français injecte 720 millions d’euros et entre au capital à hauteur de 21,4 %. Cette intervention permet d’éviter l’effondrement, sans inscrire durablement la puissance publique dans la gouvernance. En 2006, la participation de l’État est revendue à Bouygues, refermant la parenthèse du contrôle public.
Une cession stratégique majeure ignorée par l’État
Au printemps 2014, la révélation de négociations entre Alstom et General Electric pour la cession de la branche énergie provoque un choc politique. Cette activité représente alors 70 % du chiffre d’affaires du groupe. Le gouvernement découvre l’opération par voie de presse. Patrick Kron, PDG depuis 2003, a conduit les discussions sans association préalable des autorités. Le ministre de l’Économie, Arnaud Montebourg, dénonce immédiatement le projet, explore une alternative avec Siemens et évoque une nationalisation temporaire.
Le dossier prend une dimension judiciaire et géopolitique avec l’arrestation aux États-Unis, en avril 2013, de Frédéric Pierucci, cadre dirigeant d’Alstom Power Inc., poursuivi pour corruption dans un contrat indonésien de 118 millions de dollars. Il est incarcéré durant deux ans. En décembre 2014, Alstom plaide coupable et accepte une amende de 772 millions de dollars pour violation du Foreign Corrupt Practices Act. Frédéric Pierucci évoquera par la suite une collusion entre le département de la Justice américain et General Electric pour contraindre la vente.
Après le départ d’Arnaud Montebourg du gouvernement à l’été 2014, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, finalise l’accord en novembre. La cession porte sur les trois pôles énergie pour 12,35 milliards d’euros et prévoit la création de trois coentreprises détenues à parité, dont une dans le nucléaire. La transaction est définitivement bouclée le 2 novembre 2015 pour 9,7 milliards de dollars, devenant la plus importante acquisition de l’histoire de General Electric.
Les turbines nucléaires, un aller-retour à prix fort
Parmi les actifs transférés figurent les turbines Arabelle, conçues et produites à Belfort, éléments clés des centrales nucléaires françaises. Cette technologie bascule sous contrôle américain, malgré les alertes formulées dès 2014 sur son caractère stratégique pour la souveraineté énergétique nationale. Le retour sous pavillon français n’intervient que le 31 mai 2024, lorsque EDF rachète les activités nucléaires à General Electric pour environ 1,2 milliard de dollars, soit un montant deux fois supérieur au prix de vente de 2015. Entre-temps, les effectifs du site de Belfort ont reculé de 18,53 %, passant de 1 926 salariés fin 2014 à environ 1 300 en 2024. Emmanuel Macron justifie ce rachat tardif comme une nécessité pour renforcer la souveraineté énergétique.
L’option Siemens rejetée, le pari Bombardier fragilise
Privé de sa branche énergie, Alstom se recentre sur le ferroviaire. En septembre 2017, un projet de fusion avec Siemens Mobility est annoncé afin de constituer un champion européen capable de rivaliser avec le groupe chinois CRRC. En février 2019, la Commission européenne oppose son veto, invoquant des problèmes de concurrence dans la signalisation et la très grande vitesse. Le ministre de l’Économie Bruno Le Maire parle alors de faute politique, tandis que le Premier ministre Édouard Philippe dénonce une décision aux fondements erronés.
Faute d’alliance européenne, Alstom se tourne vers Bombardier Transport, racheté en janvier 2021 pour 5,5 milliards d’euros. L’opération double la taille du groupe et le place au deuxième rang mondial, mais l’intégration se révèle difficile. Retards de livraison, problèmes de qualité et sous-utilisation de certaines usines pèsent sur les performances. Les analystes de Barclays soulignent une performance financière inférieure à celle du secteur depuis ce rachat.
Chiffres en hausse, suppressions de postes en série
La fragilité financière persiste. En mai 2024, avec une dette nette de 2,99 milliards d’euros et une perte de 309 millions d’euros sur l’exercice 2023-2024, Alstom annonce un plan de désendettement de 2 milliards d’euros, comprenant recapitalisation, cessions d’actifs, gel des dividendes et suppression de 1 500 emplois administratifs et commerciaux. Les résultats publiés en mai 2025 marquent une amélioration, avec un chiffre d’affaires de 18,49 milliards d’euros, un cash-flow libre positif et une dette nette ramenée à 434 millions d’euros, tandis que le carnet de commandes atteint 92 milliards d’euros. Ces indicateurs coexistent avec une hémorragie sociale, marquée par des suppressions de postes en 2023 et 2024.
Les sites français restent sous pression. À Belfort, l’arrêt annoncé de la production de trains en 2022 menace 400 emplois directs et un volume bien supérieur d’emplois indirects. Le groupe emploie encore 13 000 personnes en France sur 14 sites, dans un contexte de restructurations répétées. Dirigé depuis 2016 par Henri Poupart-Lafarge, qui quittera ses fonctions en avril 2026 au profit de Martin Sion, Alstom affronte une concurrence internationale accrue, notamment celle de CRRC, désormais présent en Europe. De la quasi-faillite au recentrage contraint, en passant par la vente d’actifs stratégiques et leur rachat ultérieur à prix élevé, le parcours du groupe matérialise une érosion continue de la souveraineté industrielle française dans un secteur déclaré stratégique.


