Le Rafale, victime des pressions américaines

Le Rafale est-il victime d’une guerre d’influence orchestrée par Washington ? Plongée dans les coulisses.

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Vendre le Rafale n’a jamais été un exercice commercial ordinaire. Depuis plus de deux décennies, chaque tentative d’exportation du chasseur français se heurte à un terrain miné, bien au-delà des considérations techniques. Ce n’est pas seulement Dassault Aviation qui affronte ses concurrents, c’est la France qui se cogne à la diplomatie américaine, à son droit extraterritorial, à son lobbying industriel. Une guerre d’influence froide, mais continue, où les dés sont souvent pipés avant même que le jeu ne commence.

Le F-35 s’impose là où le Rafale était favori

Le cas suisse en dit long. L’armée recommandait officiellement le Rafale : plus adapté aux exigences du pays, moins coûteux à long terme. L’Office fédéral de l’armement avait même donné l’avantage à l’offre française. Pourtant, en juin 2021, Berne choisit le F-35. Justification officielle : des économies estimées à deux milliards de francs suisses sur trente ans. Trois ans plus tard, la facture dérape : 7,5 milliards au lieu des 6 prévus, le Parlement s’en mêle, une enquête est lancée. La Suisse envisage même de réduire sa commande.

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Le scénario est quasi identique au Canada. L’appel d’offres était pourtant ouvert. Le Rafale cochait les cases. Mais Ottawa choisit finalement le F-35. Un choix marqué par des interventions américaines soutenues, malgré les critiques locales sur les coûts et les performances de l’appareil. Les dés étaient jetés bien avant la fin du processus.

En Allemagne, le coup est plus subtil. Pour remplacer ses Tornado, Berlin hésite. L’option européenne (Eurofighter ou Rafale) est sur la table. Mais c’est le F-35 qui l’emporte, avec le soutien discret – mais ferme – de Washington. L’Allemagne reste dans le projet franco-allemand SCAF, prévu pour 2040, mais achète américain aujourd’hui. Une manière de rappeler que même au cœur de l’Europe, l’autonomie stratégique a ses limites.

Un avion de chasse, outil de dépendance intégrée

Le F-35 n’est pas qu’un chasseur. C’est un outil de verrouillage. Sa maintenance, ses logiciels, sa formation, son suivi logistique : tout dépend du Pentagone et de Lockheed Martin. L’appareil transmet des données vers des centres américains, via des systèmes centralisés comme ALIS, puis ODIN. À chaque mise à jour, à chaque panne, le client attend le bon vouloir de Washington.

Ce modèle d’interdépendance a un coût. Un vol de F-35A revient à 42 000 dollars l’heure. Pour le Rafale, la fourchette est entre 16 000 et 19 000 euros. Sur la durée de vie, un F-35 coûte plus du double en maintenance annuelle. Le programme global dépasse désormais les 2 000 milliards de dollars, et les coûts d’entretien ont bondi de 44 % en cinq ans.

Le Rafale, à l’inverse, offre une autonomie réelle. Pas de backdoor logicielle. Pas de dépendance logistique. Un avion sans laisse. C’est précisément ce qui dérange.

Des ambassadeurs au service de l’industrie de défense

Washington ne laisse rien au hasard. Le lobbying de Lockheed Martin est massif. Des millions de dollars injectés chaque année dans des groupes de réflexion, des campagnes médiatiques, des experts bien placés. L’entreprise n’agit jamais seule : elle bénéficie du soutien actif de l’appareil diplomatique américain.

En Suisse, au Canada, en Allemagne, les ambassadeurs américains multiplient les rendez-vous, les rappels à la solidarité atlantique, les pressions à peine voilées sur les conséquences stratégiques d’un « mauvais » choix. L’OTAN devient l’argument ultime : pourquoi voler autrement quand tout le monde vole américain ?

Le droit américain comme arme de blocage invisible

L’autre levier, plus discret, est juridique. L’ITAR (International Traffic in Arms Regulations) impose l’autorisation de Washington pour tout composant américain exporté. Un microcircuit américain dans un missile suffit à bloquer un contrat.

L’épisode égyptien reste dans toutes les mémoires. En 2016, Le Caire veut racheter des Rafale, SCALP compris. Veto américain : une pièce électronique dans le missile permet de geler la vente. MBDA est contraint de revoir le composant de fond en comble. Deux ans de retard. Des millions d’euros. Et une crédibilité mise à mal.

Depuis, la France a accéléré sa stratégie de désITARisation. Les SCALP français sont désormais ITAR Free. Le MICA NG, opérationnel depuis 2025, a été conçu sans aucune dépendance américaine. Un tir réussi en juin 2025 valide cette approche.

Mais le droit ne suffit pas toujours. Quand il le faut, Washington sort la carte des incitations. En 2002, la Pologne achète 48 F-16 pour 3,5 milliards de dollars. L’offre est accompagnée de transferts de technologie, de formations, d’un centre R&D. Vingt ans plus tard, Varsovie remet 3,25 milliards d’euros sur la table pour moderniser ces mêmes appareils jusqu’en 2038.

Au Maroc, les offres américaines sont compétitives… car elles sont subventionnées. En Suisse, le dialogue politique direct avec Washington a pesé lourd. Le Rafale perd souvent contre un F-35 mieux intégré dans un écosystème de dépendance.

Des percées commerciales malgré la pression américaine

Et pourtant, le Rafale continue de se vendre. Fin 2024, 507 commandes au total, dont 273 à l’export. La France devient en 2024 le deuxième exportateur mondial d’armement, derrière les États-Unis, avec 21,6 milliards d’euros de ventes, dont 43 % pour l’aéronautique.

La Serbie signe pour 12 Rafale à 2,7 milliards. L’Indonésie confirme 42 appareils. L’Ukraine signe une lettre d’intention pour 100 Rafale – le financement reste à définir.
L’Inde, déjà cliente, pourrait passer à 114 Rafale F4 supplémentaires pour 18,9 milliards d’euros. New Delhi a validé la recommandation. Réponse attendue mi-2026.

En parallèle, Paris négocie avec Riyad pour 54 Rafale. De son côté, Washington propose 48 F-35A. Le duel est ouvert.

Mais tout ne passe pas. En Colombie, après des mois de négociations, le Rafale est écarté en novembre 2025. C’est le suédois Gripen qui l’emporte : 17 appareils pour 3,1 milliards d’euros. Une décision inattendue, mais révélatrice de l’instabilité du marché.

Le constat est sans appel : vendre un avion de combat, aujourd’hui, c’est entrer dans une partie d’échecs géopolitique. Les performances techniques comptent, mais ce sont les équilibres diplomatiques, les rapports de force juridiques et les dépendances stratégiques qui tranchent.

Le Rafale peut séduire. Mais face à la puissance systémique américaine, c’est souvent Washington qui décide qui vole avec quoi.



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