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Brigitte Bardot est morte. Et avec elle disparaît une figure rare, totale, qui a traversé le XXe siècle en dynamitant les cadres. Totale, parce qu’elle fut tout à la fois : star mondiale, symbole sexuel, icône d’une jeunesse affranchie, militante obsessionnelle et, in fine, persona non grata dans le récit national. À 91 ans, elle s’en va comme elle a vécu : dans la solitude. Mais avec, depuis des années déjà, un parfum étrange dans les hommages, les silences, les commentaires à demi-mots. Une forme de gêne. Et au fond, une question : pourquoi tant de mépris ?
Une icône née du désordre d’après-guerre
Le désamour est ancien. Il s’est installé lentement, mais fermement. Ce qui frappe, c’est le glissement : d’une admiration quasi religieuse à une hostilité glacée. Une partie de la sphère intellectuelle et médiatique, qui l’avait hissée au sommet dans les années 60, a opéré un retournement. Non pas seulement contre ses idées – discutables, parfois indéfendables –, mais contre ce qu’elle fut, contre ce qu’elle représente. Comme si sa simple existence brouillait trop de lignes. Comme si Bardot dérangeait encore.
Il suffit pourtant de revenir au début. Une jeune fille bien née du 16e arrondissement, mannequin à 15 ans, actrice avant 20, mythe planétaire à 22 avec Et Dieu… créa la femme. Sa démarche est une rupture. Pieds nus, libre, presque sauvage. Elle montre une France qui veut respirer, oublier les guerres, s’ouvrir au monde, au plaisir, à la jeunesse. Ce que Bardot incarne alors, aucun ministère ne l’avait prévu. Et personne ne l’avait vu venir : la féminité comme force. Simone de Beauvoir en fera le constat : elle est « le sexe fort ». Et la République s’en empare. Elle devient Marianne. Elle dépasse les frontières, plus célèbre que n’importe quel président. On vend Bardot comme on vend Renault : comme une réussite française.
Une retraite choc et un combat animal radical
Puis, à l’apogée, elle disparaît. En 1973, elle tourne le dos au cinéma. Pas pour des raisons commerciales, mais par conviction. Elle se retire à Saint-Tropez et se consacre aux animaux. Pas un hobby mondain : une obsession. Elle alerte, elle dénonce, elle hurle. Bien avant que le mot devienne tendance, elle est une écologiste radicale. Là encore, elle devance son époque. Mais ce n’est pas ce combat qui sera retenu.
La suite, on la connaît. Retrait du monde, discours de plus en plus durs, condamnations à répétition pour incitation à la haine. Bardot glisse. Et ce glissement change tout. Son image bascule, ses prises de position outrancières la marginalisent. L’ancienne icône devient sulfure. Elle ne fait plus consensus. Elle devient même un marqueur politique : récupérée par l’extrême droite, rejetée par la gauche culturelle. Tout se passe comme si l’on n’avait plus le droit de l’aimer.
Faut-il oublier ce qu’elle a incarné ?
Mais le rejet va plus loin. Ce n’est plus seulement une mise à distance. C’est une volonté d’effacement. Comme si Bardot n’avait jamais compté. Comme si ses films, ses ruptures, son audace n’avaient été qu’une parenthèse. Comme si tout pouvait être annulé par ses fautes de fin de parcours. L’affaire dépasse Bardot. Elle dit quelque chose d’un certain rapport français à la complexité, à la contradiction. On aime les trajectoires lisses, les récits maîtrisés. Pas les figures fêlées, inclassables.
Ce qu’on appelle « mépris », ici, c’est souvent un refus : celui d’admettre que la liberté ne garantit ni la sagesse, ni la rectitude. Bardot fut libre. Excessivement, brutalement. Elle a libéré des corps, puis enfermé sa parole. Elle a dit trop fort, trop mal. Elle a dérangé dans un sens, puis dans un autre. Mais tout cela, c’est un seul et même parcours. On peut ne pas l’aimer. On peut le condamner. Mais le gommer, non.
Bardot reste un point de tension dans l’histoire française. Une femme que le monde entier a regardée, que les poètes ont célébrée, que le pays a un temps adorée… avant de la reléguer au rayon des erreurs embarrassantes.


