Le pacte secret entre Poutine et les milliardaires russes

Oligarques dociles, sociétés offshore, yachts fantômes : la richesse de Vladimir Poutine ne figure pas dans les bilans, mais dans un système de contrôle absolu.

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Officiellement, Vladimir Poutine ne possède pas grand-chose. En janvier 2024, sa déclaration de revenus à la Commission électorale centrale fait état d’un revenu cumulé de 67,6 millions de roubles sur six ans – l’équivalent d’environ 720 000 Euro. Son patrimoine est à l’avenant : un appartement de 77 m² à Saint-Pétersbourg, un logement de fonction à Moscou, deux vieilles GAZ, une Lada Niva, une caravane et un garage de 18 m². Dix comptes bancaires recensés affichent un total de 54,5 millions de roubles, environ 560 000 euros.
Rien, sur le papier, ne distingue cet ex-agent du KGB d’un haut fonctionnaire vieillissant. Mais ce portrait administratif ne colle ni au personnage, ni aux indices dispersés d’un empire bien plus vaste.

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A la tête d’un clan de milliardaires

Tout commence dans les années 1990, avec une structure anodine : la coopérative Ozero, fondée par Poutine et quelques proches sur les bords d’un lac près de Saint-Pétersbourg. À l’origine, un projet de datchas communes. À l’arrivée, une colonne vertébrale du capitalisme d’initiés russe.

On y retrouve Iouri Kovaltchouk (Bank Rossia), Guennadi Timtchenko (énergie), Arkadi Rotenberg (infrastructures), Nikolaï Chamalov ou encore le violoncelliste Sergueï Roldouguine. Tous sont devenus milliardaires. Tous sont restés fidèles. Cette coopérative s’est muée en machine de redistribution patrimoniale. Elle a permis à Poutine de piloter l’économie via ses affidés, tout en maintenant ses mains propres – du moins en apparence.

Palais, yachts, bunkers de luxe

En 2021, l’enquête de la Fondation anticorruption d’Alexeï Navalny fracasse l’image austère du président. Elle révèle un palais extravagant sur les rives de la mer Noire, d’une valeur estimée à 1,35 milliard de dollars. Un domaine 39 fois plus vaste que Monaco, avec tunnel privé, aqua-discothèque, patinoire, vignobles, théâtre et bunkers autonomes.
La propriété n’est pas assumée. Nikolaï Chamalov, puis Alexandre Ponomarenko, enfin Arkadi Rotenberg ont été successivement désignés comme propriétaires. Toujours des proches. Toujours des écrans.
Le même schéma s’observe sur mer. Le yacht Graceful, rebaptisé Kosatka, a quitté précipitamment Hambourg juste avant l’invasion de l’Ukraine. Long de 82 mètres, il affiche une sophistication industrielle. Il est aujourd’hui sanctionné par les États-Unis. D’autres navires – Olympia, Shellest, Nega – gravitent dans le même halo. Tous liés à des structures russes financées en toute opacité.

Panama, Pandora, LLCinvest : la mécanique du camouflage

Les Panama Papers (2016) ont révélé le rôle clé de Roldouguine. L’homme des violoncelles gérait en réalité des structures offshore pesant jusqu’à 2 milliards de dollars. Les flux financiers passaient par Bank Rossia, via des avocats suisses, pour irriguer des secteurs clés : médias, armement, industrie.

Les Pandora Papers (2021) ont apporté d’autres noms. Svetlana Krivonogikh, ancienne maîtresse présumée de Poutine, a acquis un appartement à Monaco pour 4 millions de dollars. Leur fille, Elizaveta, a étudié en France sous pseudonyme. D’autres circuits passent par Piotr Kolbine (International Petroleum), ou Konstantin Ernst (chaîne Pervy Kanal), tous bénéficiaires de montages via paradis fiscaux.

En 2022, une enquête de Meduza et l’OCCRP dévoile un réseau de 86 sociétés liées à Poutine, valorisé à 4,5 milliards de dollars. Leur point commun ? Une messagerie partagée : LLCinvest.ru. Hébergée par une entreprise publique moscovite. L’infrastructure technique d’un pouvoir parallèle.

Le pacte invisible entre Poutine et ses oligarques

Depuis 2003, le pouvoir a changé de nature. L’arrestation de Mikhaïl Khodorkovski, ex-patron de Yukos, en a été le déclencheur. Le message était clair : celui qui ne partage pas perd tout. Bill Browder, ancien investisseur majeur en Russie, théorise un “pacte 50 %” : moitié pour l’État, moitié pour l’oligarque. Sinon, prison.
Anders Åslund, économiste suédois, évalue la fortune réelle de Poutine entre 100 et 130 milliards de dollars, répartie entre ses fidèles. Bill Browder va jusqu’à 200 milliards. Aucun chiffre n’est vérifiable. Mais tous les témoignages convergent : la fortune est diffuse, externalisée, protégée par la peur.

Pyotr Aven, interrogé lors de l’enquête Mueller sur l’ingérence russe, le confirme : les hommes d’affaires russes obéissent à des “suggestions” qui sont des ordres. Le pouvoir personnel de Poutine ne passe pas par la possession directe, mais par la capacité d’attribution ou de retrait.

Un milliardaire par mariage, ruiné par divorce

Un exemple illustre cette mécanique : Kirill Chamalov. En 2013, il épouse Katerina Tikhonova, fille cadette de Poutine. Trois mois plus tard, il obtient 3,8 % de Sibur pour… 100 dollars. Valeur réelle : plusieurs centaines de millions. L’année suivante, il acquiert 17 % supplémentaires pour 2,2 milliards de dollars. À 32 ans, il devient le plus jeune milliardaire russe.
En 2017, le couple divorce. Chamalov doit revendre. Il n’a rien conservé. Sa richesse n’était qu’un prêt politique, conditionné par son alignement personnel. Le pouvoir passe, l’argent aussi.

Depuis 2022, plus de 2 400 entités russes sont sous sanctions. 260 milliards de dollars d’actifs de la Banque centrale ont été gelés. Mais les fortunes individuelles, elles, continuent d’enfler. Entre février 2022 et avril 2024, les oligarques russes se sont collectivement enrichis de 72 milliards.
Oleg Deripaska a vu sa fortune croître de 50 %, Alisher Usmanov reste au-dessus de 13 milliards, la famille Skoch a gagné 4 milliards en deux ans.
Pourquoi ? Parce que les sanctions ciblent les participations de plus de 50 %. En dessous, elles n’agissent pas. Le commerce des métaux russes avec l’Europe se poursuit : 3 milliards d’euros en 2023, 2,1 milliards pour les neuf premiers mois de 2024. Les circuits sont contournés, les profits réinvestis.

Confiscations et redistribution

Depuis 2023, Poutine redistribue les actifs stratégiques confisqués à ceux qui restent loyaux. 2,4 trillions de roubles ont été saisis – environ 26 milliards d’euros. Le groupe Roskhim, proche d’Arkadi Rotenberg, a récupéré des actifs chimiques majeurs.
Cette vague de « renationalisation » sert en réalité à créer des conglomérats publics-privés alignés. Un modèle hybride, où les entreprises restent officiellement privées, mais dépendent totalement du Kremlin. Un chaebol russe, à la coréenne, mais version sécuritaire.

La fortune personnelle de Vladimir Poutine n’existe don pas au sens comptable. Mais tout dans le système russe est conçu pour la rendre superflue. Les sociétés, les yachts, les palais, les comptes offshore, les alliances matrimoniales, les structures d’État, tout converge vers une même fonction : le contrôle.



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