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Blacksheep, nouvelle plateforme de vente de lunettes à prix cassés, fait une entrée remarquée dans le paysage optique français. Derrière ce projet, Pierre Wizman et Pauline Cousseau, déjà fondateurs de Polette, entendent bousculer l’ordre établi avec un modèle radical : montures à partir de 2,95 euros, verres unifocaux à 5,95 euros, progressifs dès 25 euros.
Officiellement lancée le 25 juin 2025, la plateforme revendique être “la seule marketplace de lunettes connectée directement aux usines”, principalement situées en Chine. Son modèle élimine les intermédiaires traditionnels : pas de distributeurs, pas de boutiques physiques, pas de licences de marques, et peu de dépenses publicitaires. Résultat : plus de 20 000 modèles disponibles à des prix ultra-compétitifs.
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Un modèle économique qui menace les équilibres du secteur
Ce positionnement low-cost intervient dans un contexte difficile pour l’optique française. En 2024, 116 magasins ont fermé, soit une hausse de 18 % des cessations d’activité. Le secteur, dominé à 75 % par quatre grandes enseignes (Krys, Optic 2000, Afflelou, Atol), repose aussi sur 13 300 points de vente, dont près de la moitié sont des indépendants. Ces derniers ne représentent que 25 % du chiffre d’affaires, avec des marges sous pression depuis la réforme du 100 % Santé entrée en vigueur en 2020.
Cette réforme, si elle a facilité l’accès aux soins, a contraint les prix de vente sur les équipements de base (panier A), réduisant les marges dans un contexte inflationniste. L’arrivée d’un acteur proposant des prix inférieurs à ceux du panier 100 % Santé déstabilise encore davantage les équilibres économiques.
Des tests qualité accablants menacent la crédibilité du modèle
En novembre 2025, l’organisation belge Test-Achats a commandé dix paires de lunettes sur le site Blacksheep : cinq unifocales et cinq multifocales. Le verdict est sans appel : aucune lunette n’était correctement adaptée. Les écarts de centrage des verres, parfois supérieurs à 13 mm, dépassent largement les tolérances admises, avec des risques associés de fatigue visuelle, vision double, douleurs cervicales ou maux de tête.
Les problèmes de centrage s’expliquent par une absence de mesures précises : l’examen de vue est effectué sans la monture choisie, la hauteur du centre optique n’est pas mesurée, et le site n’offre aucune option pour saisir ces informations. Sur les verres multifocaux, des erreurs de prescription, des traitements antireflets défaillants et un confort visuel inexistant ont été relevés. Les montures elles-mêmes ont montré des signes de mauvaise qualité : vis non sécurisées, absence d’ajustement, tension excessive sur les verres.
Test-Achats conclut sans ambiguïté : “n’achetez pas de lunettes sur le site de Blacksheep”, en particulier pour les corrections importantes.
Un accès aux soins visuels à double tranchant
Blacksheep pourrait répondre à un enjeu réel : permettre aux populations à faibles revenus de s’équiper à bas coût. En France, 75 % des adultes et 97 % des plus de 60 ans ont besoin de correction visuelle, alors que 55 départements sont en situation de sous-démographie ophtalmologique.
Les délais d’attente pour un rendez-vous ophtalmologique peuvent atteindre 80 jours en Bretagne, 55 dans les Pays de la Loire. Dans ce contexte, les opticiens jouent un rôle clé dans le renouvellement des équipements sans ordonnance, en particulier pour les 16-42 ans. Mais l’émergence d’une optique à deux vitesses est redoutée : une offre de qualité pour ceux qui peuvent payer, des lunettes inadaptées pour les plus fragiles.
Les syndicats professionnels, comme le Rassemblement des Opticiens de France (ROF) ou la Fédération Nationale des Opticiens de France (FNOF), dénoncent les risques du modèle Blacksheep. Le premier s’inquiète des pratiques jugées illicites, le second insiste sur l’importance de la dimension sanitaire et du conseil personnalisé.
Mais ces discours peinent à convaincre une clientèle sensible au critère prix. Certaines enseignes comme Krys cherchent à valoriser la relation client, considérée comme un avantage concurrentiel décisif. D’autres misent sur la valorisation du savoir-faire local : dans le Jura, 80 % des montures françaises sont encore produites, par des entreprises labellisées “Entreprise du Patrimoine Vivant”.
Un contexte judiciaire qui jette une ombre sur le projet
Blacksheep n’échappe pas aux controverses judiciaires. En juin 2024, le Parquet européen a perquisitionné plusieurs sites liés à l’écosystème Polette dans le cadre d’une enquête pour fraude douanière. L’enquête porte sur une sous-évaluation présumée de la valeur des lunettes importées depuis la Chine afin d’échapper aux droits et taxes européens.Aucune mise en cause directe de Blacksheep n’a été officialisée, mais cette procédure fragilise la communication du groupe sur la transparence et la légitimité de son modèle d’importation.
Selon Test-Achats, le site de Blacksheep ne respecte pas plusieurs exigences légales européennes : coordonnées de contact absentes, politique de confidentialité incomplète, conditions générales de vente non présentées, délais de livraison peu clairs. Or, les lunettes correctrices sont des dispositifs médicaux de classe I, soumis à des règles strictes de conformité et de traçabilité.
Face à ce vide réglementaire, la question d’un encadrement renforcé de la vente en ligne de dispositifs médicaux se pose avec urgence.
Le marché français de l’optique en mutation accélérée
En 2024, les verres correcteurs représentaient 65 % du chiffre d’affaires du secteur (5,4 milliards d’euros), contre 25 % pour les montures, 10 % pour les lunettes solaires et 5 % pour les lentilles. C’est sur ce cœur de rentabilité que Blacksheep frappe.
Si la plateforme parvient à fidéliser une clientèle prête à faire l’impasse sur la qualité, elle pourrait accélérer la disparition des petits opticiens indépendants, au profit des grandes chaînes mieux armées. Mais les échecs précédents, comme Optical Discount (fermé par Afflelou) ou les difficultés de Lunettes Pour Tous, montrent que le discount ne garantit pas la pérennité.
Face à la pression, certains acteurs s’adaptent. Des réseaux comme Les Opticiens Mobiles, L’Opticien qui Bouge ou Les Opticiens à Domicile développent une offre mobile pour toucher les populations isolées. Le collectif ROAD regroupe ces initiatives autour d’un objectif : lever les freins géographiques et économiques à l’accès aux soins visuels.
Par ailleurs, la digitalisation des parcours clients, l’optimisation des coûts de structure, et la mise en valeur du service après-vente et du conseil professionnel sont autant de leviers pour répondre à la nouvelle donne.


