Énergie, inflation, logistique : absorber les chocs sans tout délocaliser

Depuis cinq ans, l’industrie européenne a traversé une série de secousses inédites : pandémie, envolée des prix du fret, pénuries de composants, choc énergétique, retour de l’inflation. Beaucoup d’entreprises ont répondu par un réflexe classique, notamment en réduisant la voilure industrielle sur le continent, en externalisant davantage, en retardant des investissements. D’autres ont quant à elle adopté une stratégie plus offensive. Le groupe Seb fait partie de cette deuxième catégorie, avec une promesse quasi paradoxale : rester un industriel “lourd” tout en se montrant agile face aux crises.

La lecture de sa trajectoire récente offre un cas d’école pour comprendre ce que peut être une résilience industrielle “à la française”. D’un côté, un réseau d’usines en France et en Europe, souvent énergivores, exposées au coût du travail et aux normes sociales. De l’autre, une pression concurrentielle forte sur des produits de grande consommation, où le prix de vente reste un critère déterminant. L’équation pourrait sembler intenable. Elle ne l’a pas été.

Premier pilier de cette résilience : la diversification. Diversification géographique, d’abord. Le groupe ne dépend pas d’un seul territoire d’assemblage, il dispose d’unités en Europe, en Asie, en Amérique latine. Diversification de portefeuille, ensuite. Entre ustensiles de cuisine, petit électroménager, équipements professionnels, la demande ne réagit pas de la même façon aux crises. Certains segments ont souffert, d’autres ont bénéficié de comportements de repli sur le domicile (cuisine maison, café à la maison, etc.). Cette structure a permis de lisser les chocs.

Deuxième pilier : la maîtrise de la chaîne de valeur par un modèle intégré. R&D, design, industrialisation, fabrication, logistique, service après-vente, réparation. Concrètement, cela donne la capacité de reconfigurer les gammes et les flux sans dépendre uniquement de décisions de fournisseurs lointains. Lors des tensions logistiques, il est plus simple d’arbitrer entre sites, de réallouer des productions et prioriser certains marchés. Cette flexibilité n’est possible que si l’on garde un minimum de “muscle” industriel sous contrôle direct.

Troisième pilier : l’investissement, contre-intuitif, dans les usines européennes. Alors que le coût de l’énergie explosait, beaucoup d’industriels ont différé leurs plans de modernisation. Seb a, au contraire, accéléré certains projets jugés stratégiques : fours plus performants, systèmes de récupération de chaleur, automatisation de lignes, pilotage fin des consommations. À court terme, l’impact sur les comptes est lourd. À moyen terme, ces investissements renforcent la compétitivité-coût et la capacité à tenir une trajectoire climat crédible.

Quatrième pilier : une gestion fine de la relation avec les distributeurs. Dans un contexte de tensions sur les prix, la tentation est grande pour la grande distribution de se tourner vers des fournisseurs plus “flexibles” sur l’origine et la qualité. Le poids historique de marques comme Tefal, Moulinex, Rowenta ou Krups, combiné à la stabilité d’approvisionnement offerte par une base industrielle diversifiée, a permis de garder une place centrale dans les rayons. Cette position lui donne un certain pouvoir de négociation pour passer, en partie, les hausses de coûts sans perdre systématiquement en volumes.

Cinquième pilier : la cohérence avec les attentes socio-politiques. Un groupe qui annonce maintenir ses sites en France, investir dans la décarbonation, structurer des filières de recyclage et de réparation, s’inscrit dans le récit souhaité par les pouvoirs publics. Celui d’une industrie “exemplaire” conciliant emploi, climat et souveraineté. Cette cohérence lui vaut un capital de sympathie – auprès des décideurs comme du grand public – qui compte lorsqu’il s’agit de défendre des projets, de solliciter des aides à l’investissement ou de plaider pour certains arbitrages réglementaires.

La leçon macroéconomique est double. D’abord, la résilience ne naît pas de la pure flexibilité financière. Elle exige un capital productif réel, diversifié, modernisé, que l’on accepte d’entretenir même lorsque les indicateurs conjoncturels clignotent en rouge. Ensuite, la souveraineté économique n’est pas un concept abstrait réservé aux secteurs “stratégiques” au sens classique. Elle se joue aussi dans des industries du quotidien, capables de prouver que l’on peut produire en Europe, supporter des chocs externes, rester rentable et investir pour l’avenir.

Le cas Seb ne doit pas être idéalisé. Il reste soumis aux mêmes contraintes de marché que ses concurrents et fait des compromis, mais il constitue un exemple utile. À l’heure où la France et l’Europe cherchent à articuler réindustrialisation, transition écologique et compétitivité, il montre qu’un modèle industriel intégré, profondément ancré dans un pays, peut être un atout plutôt qu’un handicap. À condition d’être piloté comme tel.



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