Le scandale qui pourrait coûter très cher à TotalEnergies

Complicité de torture, disparitions, exécutions : TotalEnergies pourrait répondre de crimes de guerre dans le cadre du projet Mozambique LNG.

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Ce 17 novembre, l’organisation allemande European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR) a saisi le Parquet national antiterroriste (PNAT) d’une plainte visant TotalEnergies. L’entreprise est accusée d’avoir matériellement soutenu la Joint Task Force (JTF), une unité composée de forces armées mozambicaines, impliquée dans des actes de torture, de détention arbitraire et de disparitions forcées entre juillet et septembre 2021, à proximité du site gazier Mozambique LNG, dont TotalEnergies est opérateur et principal actionnaire.

Cette initiative s’inscrit dans un contexte de relance très controversée du mégaprojet gazier dans la province instable du Cabo Delgado, suspendu depuis 2021 après une attaque jihadiste meurtrière.

Des exactions connues et documentées dès 2020

Les faits dénoncés se seraient produits à l’entrée du site de Mozambique LNG. Selon l’enquête du journaliste Alex Perry, appuyée sur des témoignages directs, entre 180 et 250 civils ont été enfermés dans des conteneurs par des soldats de la JTF, accusés de soutenir des groupes jihadistes. Battus, affamés, torturés, plusieurs d’entre eux auraient été exécutés, d’autres violés ou laissés pour morts. Seules 26 personnes auraient survécu.
Initialement, le consortium avait affirmé ne pas avoir connaissance de tels actes. Mais cette ligne de défense a été remise en cause par plusieurs révélations parues en 2024. Le Monde et Source Material ont montré que dès avril 2021, des rapports internes rédigés par les équipes de Mozambique LNG évoquaient explicitement des violences commises par la JTF sur des civils. Ces documents avaient été transmis à l’agence italienne SACE, un financeur public du projet.

Des documents obtenus auprès des autorités néerlandaises montrent que l’agence publique Atradius DSB, en lien avec TotalEnergies et ses prestataires de sécurité, avait déjà identifié les risques de violations dès mai 2020. Un rapport du cabinet LKL Consulting, commandé par le groupe la même année, contenait des alertes précises sur les dangers liés au recours aux forces armées locales.

Malgré ces avertissements, TotalEnergies a poursuivi son soutien à la JTF. Le groupe a fourni des logements, de la nourriture, du matériel et des primes aux militaires, censées être conditionnées au respect des droits humains. Ce soutien actif, malgré les alertes répétées, constitue le cœur de l’accusation de complicité de crimes de guerre.

Deux procédures judiciaires en cours contre TotalEnergies

Cette plainte s’ajoute à une autre enquête déjà ouverte. Depuis mars 2024, des juges d’instruction à Nanterre enquêtent sur des accusations d’homicide involontaire et de non-assistance à personne en danger. Elles ont été déposées par des survivants et proches des victimes de l’attaque jihadiste de Palma en 2021, survenue à proximité du site gazier. Cette procédure vise la responsabilité du groupe dans la protection des sous-traitants lors de l’offensive.
Mais la plainte du 17 novembre introduit une dimension nouvelle : elle accuse TotalEnergies non pas d’un défaut de protection, mais d’un soutien actif à une force militaire responsable de crimes graves. Le changement de nature juridique est majeur. Il soulève la question de la responsabilité pénale des entreprises dans les conflits armés.

Les risques judiciaires encourus sont lourds

En cas de mise en examen et de condamnation pour complicité de crimes de guerre, TotalEnergies s’expose à des peines allant jusqu’à 30 ans de réclusion criminelle, voire la perpétuité en cas de lien établi avec les exécutions. Pour les chefs de torture ou disparition forcée, les peines peuvent atteindre 20 ans.
En parallèle, les enquêtes au Mozambique, en Allemagne, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni fragilisent davantage la position du groupe. L’agence britannique UKEF a commandé un avis juridique sur la compatibilité de son engagement de 1,15 milliard de dollars avec ses obligations climatiques. Une plainte pour homicides involontaires liés aux émissions fossiles a toutefois été classée sans suite par le PNAT en février 2025, faute de lien de causalité démontrable.

Le 25 octobre 2025, TotalEnergies a annoncé la relance du projet Mozambique LNG, estimé à 20 milliards de dollars, avec une production prévue à l’horizon 2029. Ce redémarrage reste conditionné à plusieurs facteurs, notamment l’obtention d’une compensation de 4,5 milliards de dollars auprès de l’État mozambicain, et l’extension de dix ans de sa concession.
Mais la situation sécuritaire sur place continue de se détériorer. Entre juillet et septembre 2025, les attaques du groupe jihadiste Al-Shabab se sont multipliées. En novembre, huit districts étaient affectés. Plus de 170 000 personnes ont été déplacées depuis juillet, selon l’Organisation internationale pour les migrations. Le village de Napala a été attaqué en octobre : 1 300 maisons détruites, 20 morts confirmés.

Une pression politique croissante sur le président mozambicain

Le nouveau président Daniel Chapo, investi en janvier 2025 après une élection contestée, doit arbitrer entre la nécessité de sécuriser des investissements majeurs et les risques d’aggraver une situation politique fragile. Ayant brièvement dirigé le district de Palma dans le passé, il dispose d’une connaissance fine des enjeux locaux, mais sa légitimité est affaiblie par des accusations de fraude et les violences post-électorales. Accepter les conditions posées par TotalEnergies pourrait renforcer son pouvoir à court terme, mais alimenter la contestation intérieure et la défiance internationale.

Plus de 120 ONG internationales, parmi lesquelles Friends of the Earth, Reclaim Finance, BLOOM, ou Médiapart, demandent un moratoire sur le projet jusqu’à preuve d’une absence de dommages humains et environnementaux irréversibles. Elles dénoncent des conditions de financement « ultra-favorables » dans un contexte humanitaire dramatique.
Cette mobilisation s’appuie sur une stratégie multiple : publications de rapports, pressions sur les institutions financières, recours juridiques et campagnes d’opinion.

Des financeurs divisés face à la controverse

Le consortium Mozambique LNG rassemble TotalEnergies (26,5 %), Mitsui (20 %), ENH (15 %), Bharat Petroleum, Oil India, ONGC Videsh (10 % chacun) et PTTEP (8,5 %). Cette diversité actionnariale rend les décisions plus complexes.
Sur le plan du financement, une fracture s’est opérée : BNP Paribas et Crédit Mutuel ont annoncé leur retrait du financement des méthaniers en janvier 2025. En revanche, Société Générale et Crédit Agricole, financeurs historiques du projet, n’ont pas modifié publiquement leur position, ce qui est interprété comme un soutien tacite.

Un impact climatique massif et largement sous-estimé

Le projet Mozambique LNG générerait entre 3,3 et 4,5 milliards de tonnes de CO₂ sur l’ensemble de son cycle de vie. Cela dépasse les émissions annuelles cumulées des 27 pays de l’Union européenne. À pleine capacité, le projet émettrait 18 millions de tonnes de CO₂ par an. Le Mozambique, pourtant parmi les pays les plus vulnérables au changement climatique, a été classé premier au Global Climate Risk Index en 2019. Les ONG dénoncent l’incongruité d’un projet fossile aussi émetteur dans un pays déjà en première ligne face aux dérèglements climatiques.

Les écosystèmes marins sont également menacés, notamment le parc national des Quirimbas, les mangroves du Ruvuma et les récifs coralliens.
La relance de Mozambique LNG pourrait débloquer un autre projet géant : Rovuma LNG, porté par ExxonMobil. D’un montant estimé à 30 milliards de dollars, il partage l’usine terrestre d’Afungi avec le projet de TotalEnergies. Cette proximité crée un effet de cluster qui aggrave les impacts cumulés : émissions, pressions sur les ressources, sécurité.

TotalEnergies affirme n’avoir aucune responsabilité dans les actes commis par la JTF, évoquant un accord de sécurité standard pour des projets opérant en zone instable. Le groupe conteste les accusations et insiste sur sa coopération avec les autorités locales.
Mais cette ligne de défense est fragilisée par les documents internes, les rapports transmis à des agences publiques et le rapport Rufin, commandé par TotalEnergies lui-même, qui recommandait dès mars 2023 de cesser tout lien avec la JTF. Cette recommandation n’a été suivie qu’en octobre 2023.

Vers une crise de responsabilité systémique pour TotalEnergies

TotalEnergies se trouve au cœur d’une crise multifacette. Sur le plan judiciaire, les plaintes en France et à l’international pourraient déboucher sur des poursuites pénales inédites pour une entreprise du CAC 40. Sur le plan réputationnel, la condamnation en octobre 2025 pour pratiques commerciales trompeuses renforce la vulnérabilité du groupe face à de nouvelles procédures.

Sur le plan opérationnel, le redémarrage du projet paraît de plus en plus incertain dans un contexte sécuritaire dégradé. Enfin, sur le plan financier, les désengagements progressifs de banques et la pression croissante des ONG pourraient provoquer des campagnes de désinvestissement à large échelle.



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