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Alors que 54 départements sont désormais considérés en situation de « quasi-faillite » par l’association Départements de France, la République fait face à une crise institutionnelle sans précédent. Quarante ans après les grandes lois de décentralisation de 1982, le modèle français d’organisation territoriale montre des signes d’épuisement avancé. Ce qui s’exprime aujourd’hui dans les chiffres budgétaires pourrait bientôt prendre la forme d’un effondrement opérationnel des services publics locaux.
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Un modèle territorial à bout de souffle
L’ambition initiale de la décentralisation était claire : rapprocher la puissance publique du citoyen, en dotant les collectivités territoriales de moyens et de compétences pour répondre aux besoins locaux. Les départements, pivot historique entre l’État et les communes, ont hérité d’un rôle central, notamment dans le champ social.
Mais cette architecture semble avoir atteint ses limites. L’accumulation de compétences obligatoires sans financements adéquats, la dépendance à des recettes fiscales instables et une gouvernance centralisée sur les leviers budgétaires laissent les départements dans une situation d’impuissance croissante. Loin de servir de relais efficaces de l’État, nombre d’entre eux sont devenus les gestionnaires d’une précarité institutionnelle organisée.
Explosion des dépenses sociales et effondrement des recettes
Le cœur du déséquilibre est connu. Les dépenses sociales, assumées quasi exclusivement par les départements, n’ont cessé d’augmenter : allocations individuelles de solidarité (RSA, APA, PCH), aide à l’enfance, charges de personnel. Ces dépenses sont mécaniquement indexées sur l’inflation ou la démographie et ne peuvent être compressées sans briser le contrat social local.
Parallèlement, les recettes se contractent de manière vertigineuse. Les droits de mutation à titre onéreux (DMTO), deuxième source de financement des départements, ont plongé sous l’effet de l’effondrement du marché immobilier depuis 2023. En deux ans, ces recettes ont chuté de plus d’un quart, et les projections pour 2025 restent orientées à la baisse selon la DGCL.
Entre 2022 et 2025, les départements ont ainsi subi un choc budgétaire cumulé de 14,5 milliards d’euros : 6 milliards de charges nouvelles imposées sans compensation et 8,5 milliards de recettes disparues. Ce déséquilibre massif n’est pas temporaire. Il traduit une déconnexion structurelle entre les missions confiées aux départements et les ressources mises à leur disposition.
Des indicateurs budgétaires au rouge vif
La dégradation des marges financières est spectaculaire. L’épargne brute départementale a reculé de 37,5 % en 2023, puis de 32,2 % en 2024. Elle devrait encore baisser de 25 % en 2025. Sur trois ans, c’est une chute d’environ 85 %, soit une destruction quasi-totale de la capacité d’investissement local.
L’épargne nette, indicateur encore plus révélateur, s’est effondrée de plus de 50 % deux années consécutives. Dix-huit départements présentaient une épargne nette négative en 2024, contre aucun en 2019. Autrement dit, ces collectivités dépensent plus qu’elles ne gagnent, même en excluant l’investissement.
Le délai de désendettement, autre indicateur-clé, est passé de 4,2 à 6,7 ans en un an, ce qui traduit une perte brutale de solvabilité. Quarante et un départements sont désormais sous le seuil critique de 7 % d’épargne brute : la moindre secousse pourrait suffire à les faire basculer dans la zone d’alerte.
Le cas Charente : symptôme d’un système en panne
Le placement sous tutelle du département de la Charente en avril 2025 a marqué un tournant symbolique. Faute d’accord politique pour voter un budget équilibré, la préfecture a repris la main, une situation rarissime pour une collectivité de cette taille. Le président du conseil départemental, Philippe Bouty, a annoncé sa démission peu après.
Si l’argument de la paralysie politique est avancé, le contexte budgétaire ne peut être ignoré. L’échec répété à faire adopter un budget tenable dans un cadre juridique de plus en plus contraint reflète l’impuissance des élus locaux face à une équation financière insoluble. Le précédent de la Charente préfigure ce qui pourrait advenir dans d’autres départements.
Face à cette crise systémique, les mesures prises par le gouvernement restent partielles et temporaires. Le doublement du fonds de sauvegarde des départements — porté à 600 millions d’euros — ne permet de couvrir qu’une fraction des besoins estimés entre 1,5 et 2 milliards d’euros. L’objectif assumé est d’éviter des défauts de paiement, non de rétablir un équilibre durable.
La promesse d’une part de CSG pour les départements, évoquée par le Premier ministre Sébastien Lecornu, reste floue et sans calendrier. Elle reconnaît toutefois implicitement l’impasse actuelle : si les départements assument les solidarités, ils doivent bénéficier d’une fiscalité correspondante. Encore faut-il que cette redistribution soit actée, pérenne, et indexée sur des variables maîtrisables.
Le projet d’allocation sociale unique (fusion RSA, APA, PCH) annoncé pour décembre 2025 promet une simplification administrative, mais laisse entière la question du financement. Quant à l’hypothèse d’un transfert de routes nationales aux départements, elle suscite l’incompréhension : comment confier plus à des collectivités qui peinent déjà à entretenir leurs routes existantes ?
Une architecture territoriale fragilisée à la racine
Le mal est structurel. Depuis les lois de décentralisation, l’État a délégué des compétences sans transférer durablement les ressources associées. Le financement des politiques sociales repose en grande partie sur des collectivités dont les recettes dépendent de cycles économiques échappant à leur contrôle. À la moindre turbulence — comme l’a montré la remontée des taux d’intérêt — le système vacille.
Cette instabilité chronique interdit toute planification sérieuse à moyen terme. Elle expose les territoires à une dégradation progressive des services publics : retards dans les versements sociaux, abandons d’investissements structurants, fermetures d’équipements de proximité. L’effondrement n’est pas brutal, mais diffus, insidieux, cumulatif.
Une réforme profonde devenue inévitable
La question n’est plus de savoir si le modèle actuel peut durer, mais combien de temps encore il peut tenir sans réforme. Si aucune refondation n’intervient d’ici 2026-2027, plusieurs dizaines de départements pourraient basculer en crise ouverte. L’effet domino créerait un choc institutionnel majeur.
Le dilemme posé aux pouvoirs publics est désormais explicite : refinancer structurellement les départements en leur attribuant des ressources dynamiques et garanties, ou reconfigurer totalement la répartition des compétences entre collectivités et État. Le statu quo, quant à lui, n’est plus viable.


