Pertes, scandales, départs : Ubisoft s’enfonce dans une crise historique

Ubisoft s’effondre lentement : licenciements, résultats en chute, gouvernance ébranlée, procès... Le modèle montre ses limites.

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En demandant la suspension immédiate de sa cotation et en repoussant la publication de ses résultats semestriels, Ubisoft a ravivé les inquiétudes sur sa santé financière et sa gouvernance. Cette décision exceptionnelle intervient dans un contexte de pertes massives, d’échecs commerciaux répétés, de restructurations profondes et de tensions internes. À la veille du lancement de son nouveau titre Anno 117: Pax Romana, le groupe semble plus que jamais fragilisé.

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Suspension en Bourse : un signal d’alarme majeur

Jeudi 14 novembre 2025, Ubisoft a demandé à Euronext de suspendre la cotation de ses actions et de ses obligations, une mesure mise en œuvre à l’ouverture des marchés. Le groupe devait initialement publier ses résultats semestriels le 13 novembre, mais a annoncé un report à une date non précisée, évoquant une publication « dans les jours qui viennent ».

Dans un message interne adressé aux salariés, Frédérick Duguet, directeur financier du groupe, a expliqué que cette décision visait à « limiter les spéculations inutiles et la volatilité du marché », le temps de « finaliser la clôture du semestre ». À la veille de la suspension, l’action Ubisoft s’échangeait à 6,77 euros, en baisse de 48,5 % depuis le début de l’année.

Des ventes clés en chute libre pour Ubisoft

L’entreprise subit depuis plusieurs années une série de revers commerciaux. En mars 2025, Ubisoft lançait Assassin’s Creed Shadows, nouvel opus de sa franchise phare. Officiellement, le jeu comptait 5 millions de joueurs uniques en juillet. Mais selon plusieurs estimations externes, les ventes réelles ne dépasseraient pas 3,4 millions d’unités en deux mois. À titre de comparaison, Ghost of Yotei, développé par un concurrent japonais, avait atteint 3,3 millions d’exemplaires vendus en un mois à peine.

Les ventes décevantes d’Assassin’s Creed Shadows ont contribué à creuser l’écart entre les prévisions internes et les performances réelles. Le départ de Marc-Alexis Côté, producteur exécutif historique de la licence, survenu en octobre dans un contexte de désaccord stratégique avec la direction, a renforcé le malaise interne.

Les chiffres publiés pour le premier trimestre de l’exercice 2025-2026 confirment la tendance négative : Ubisoft a enregistré 281,6 millions d’euros de réservations nettes, en recul de 2,9 % sur un an, et en dessous de ses propres attentes (310 millions d’euros). Pour le semestre complet, les analystes anticipaient autour de 430 millions d’euros, contre une prévision interne de 450 millions.

Sur l’exercice 2024-2025, Ubisoft affichait déjà une baisse de 20,5 % de ses réservations nettes, à 1,846 milliard d’euros, avec une perte nette de 159 millions. La dynamique commerciale du groupe continue donc de se détériorer, malgré une baisse annoncée de 205 millions d’euros des coûts fixes sur deux ans.

Restructurations massives et studios fragilisés

Depuis 2023, Ubisoft a engagé un vaste plan de réduction des coûts, ayant conduit à la suppression de plus de 2 000 postes, soit environ 12 % de ses effectifs. Des studios stratégiques ont été fermés, dont Ubisoft San Francisco, qui comptait 143 salariés, après l’échec commercial du jeu en ligne XDefiant.

En octobre 2025, des départs ont également été enregistrés dans les studios suédois de Stockholm et Malmö, impliqués dans le développement de Star Wars Outlaws. Ubisoft avait déjà été contraint de mettre fin à la pré-production d’un second épisode de ce jeu, selon des révélations d’Insider Gaming. Ces réductions d’effectifs posent la question de la capacité du groupe à maintenir sa productivité et son rythme d’innovation.

Les difficultés d’Ubisoft ne se limitent pas au champ financier. Le 2 juillet 2025, trois anciens cadres dirigeants ont été condamnés par la justice française pour harcèlement moral et sexuel, dans le cadre des suites du mouvement #MeToo dans l’industrie du jeu vidéo.

Thomas François, ancien vice-président éditorial, a été condamné à trois ans de prison avec sursis et 30 000 euros d’amende. Serge Hascoët, ancien numéro deux du groupe, a écopé de 18 mois avec sursis et 45 000 euros d’amende. Guillaume Patrux a, quant à lui, été condamné à 12 mois de sursis et 10 000 euros d’amende. Ces condamnations, inédites dans le secteur, ont mis en lumière les dysfonctionnements structurels du management d’Ubisoft.

L’ombre de Tencent plane sur l’avenir du groupe

En mars 2025, Tencent a investi 1,16 milliard d’euros dans une nouvelle filiale, Vantage Studios, chargée de développer les franchises Assassin’s Creed, Far Cry et Rainbow Six. Le groupe chinois détient 25 % de cette entité, qui a commencé ses opérations le 30 septembre, en avance sur le calendrier initial.

Ce partenariat a permis à la famille Guillemot, fondatrice du groupe et encore détentrice de 20,5 % des parts, de conserver le contrôle d’Ubisoft. Mais la transaction reste soumise à des approbations réglementaires attendues d’ici la fin de l’année. En l’absence d’aval définitif, des incertitudes pèsent sur le périmètre de consolidation de cette structure dans les comptes du groupe.

Selon plusieurs analystes, dont ceux de Morningstar, la complexité comptable autour de Vantage Studios pourrait être l’un des facteurs expliquant le report de la publication des résultats. Le traitement des participations minoritaires, la reconnaissance des revenus et les obligations de transparence rendent la situation particulièrement délicate sur le plan réglementaire.

Ubisoft espérait redonner confiance au marché avec le lancement d’Anno 117: Pax Romana, le 13 novembre. Ce nouveau volet de la franchise de stratégie urbaine devait incarner un nouveau souffle après les 5 millions de joueurs atteints par Anno 1800 depuis 2019. Mais ce lancement a coïncidé avec la suspension de la cotation, neutralisant tout effet positif sur la perception des investisseurs.

Le reste du calendrier 2025-2026 reste maigre. Prince of Persia: Les Sables du Temps Remake est attendu avant fin mars, aux côtés de projets secondaires comme Rainbow Six Mobile et The Division Resurgence. Aucun de ces titres ne semble en mesure, à ce stade, d’inverser la trajectoire du groupe à lui seul.

La suspension de la cotation d’Ubisoft soulève plusieurs hypothèses. Certains analystes évoquent un éventuel scénario de rachat partiel ou total, notamment par Tencent, qui détient déjà une influence stratégique via Vantage Studios. D’autres estiment que le groupe fait face à une complexité comptable exceptionnelle liée à cette nouvelle structure.

Dans les deux cas, le message est le même : Ubisoft ne contrôle plus totalement son calendrier, ni sa communication financière. L’ampleur des difficultés commerciales, la perte de talents clés, les réorganisations brutales et les tensions internes placent le groupe face à un moment décisif.

En cinq ans, la valeur boursière d’Ubisoft a chuté de plus de 90 %. Si cette suspension de cotation est bien le symptôme d’une crise de gouvernance et non un simple retard technique, elle pourrait marquer une bascule historique dans le destin d’un éditeur qui fut l’un des piliers de l’industrie vidéoludique européenne.



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