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- Un rejet national suivi d’initiatives cantonales
- Où en est-on en 2025 ? Panorama des salaires cantonaux
- Le rôle central des conventions collectives de travail
- Qui échappe au salaire minimum ?
- Les working poor : un phénomène structurel en Suisse
- Genève : une évaluation scientifique des effets
- Zurich et Winterthour : le cadre légal face à la démocratie directe
- Une offensive législative au niveau fédéral
- Comparaison européenne : une exception helvétique
- Quelle trajectoire pour le salaire minimum en Suisse ?
Alors que la plupart des pays européens ont instauré un salaire minimum légal au niveau national, la Suisse persiste dans une approche décentralisée. Ce choix, enraciné dans le fédéralisme helvétique, place les cantons au cœur de la politique salariale. À ce jour, seuls cinq cantons ont instauré un salaire minimum légal, reflétant des réalités économiques régionales très contrastées. Ce morcellement soulève des questions sur l’équité, l’efficacité et l’avenir de la protection salariale en Suisse.
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Un rejet national suivi d’initiatives cantonales
Le 18 mai 2014, 76,3 % des électeurs suisses rejettent une initiative populaire qui proposait d’introduire un salaire minimum national de 22 CHF de l’heure, soit environ 4 000 CHF bruts mensuels pour 42 heures par semaine. Ce seuil aurait été le plus élevé au monde à l’époque.
Les milieux patronaux, la droite politique, le Conseil fédéral et le Parlement se sont opposés à la mesure, invoquant des risques pour l’emploi, la compétitivité et le tissu économique. Ils ont également rappelé que des salaires minimums étaient déjà fixés dans certaines branches par les conventions collectives de travail (CCT), mécanisme central du dialogue social suisse.
Après cet échec au niveau fédéral, plusieurs cantons ont saisi l’opportunité de légiférer. Neuchâtel ouvre la voie en 2017, après une votation cantonale validée par le Tribunal fédéral. D’autres suivent, chacun selon ses conditions économiques et sociales.
Où en est-on en 2025 ? Panorama des salaires cantonaux
En 2025, cinq cantons suisses ont instauré un salaire minimum légal :
- Genève reste en tête avec le seuil le plus élevé : 24,48 CHF de l’heure au 1er janvier 2025, soit environ 4 455 CHF bruts mensuels. Le montant est indexé sur l’indice des prix à la consommation genevois. Une dérogation à 17,99 CHF de l’heure s’applique à l’agriculture et la floriculture.
- Neuchâtel applique un salaire minimum de 21,31 CHF de l’heure, contre 21,09 CHF en 2024. Cela représente environ 3 882 CHF par mois. Une dérogation à 18,12 CHF est prévue pour l’agriculture, la viticulture et l’horticulture.
- Le Jura maintient son seuil à 21,40 CHF de l’heure, soit environ 3 900 CHF mensuels, fixé depuis juillet 2024 à la suite d’une initiative populaire.
- Bâle-Ville, premier canton germanophone à légiférer, a porté son salaire minimum à 22 CHF de l’heure en 2025, contre 21,70 CHF l’année précédente. Cela équivaut à 4 004 CHF par mois.
- Le Tessin a longtemps affiché le niveau le plus bas (19 CHF de l’heure). Mais depuis juillet 2025, un accord tripartite a introduit deux paliers : 3 330 CHF mensuels (19,21 CHF/h) pour les non-qualifiés et 3 800 CHF (21,95 CHF/h) pour les travailleurs qualifiés.
Ces différences illustrent le choix helvétique de confier aux cantons la régulation salariale, en fonction du coût de la vie et du tissu économique local.
Le rôle central des conventions collectives de travail
En dehors des cantons ayant légiféré, les conventions collectives de travail (CCT) constituent le principal filet de sécurité pour les bas salaires. Ces accords, conclus entre syndicats et employeurs, fixent des salaires minimums souvent supérieurs aux seuils cantonaux pour les postes qualifiés.
Dans la construction (gros œuvre), un professionnel qualifié touche par exemple jusqu’à 34,85 CHF de l’heure. Dans l’industrie horlogère, le minimum mensuel atteint 5 878 CHF. Le nettoyage, la boulangerie-pâtisserie et d’autres branches prévoient également des revalorisations salariales en 2025.
Certaines CCT sont déclarées d’application obligatoire générale, et s’imposent à toutes les entreprises d’un secteur. D’autres restent facultatives. Dans les cantons sans salaire minimum, elles sont souvent la seule forme de régulation salariale effective.
Qui échappe au salaire minimum ?
Les salaires minimums cantonaux n’incluent pas toutes les catégories de travailleurs. Les exclusions les plus fréquentes concernent :
- les moins de 18 ans
- les apprentis
- les bénévoles
- les stagiaires inscrits dans un cursus reconnu
- les personnes en insertion (AI, chômage, aide sociale)
- les jeunes au pair mineurs
Ces dérogations visent à maintenir la souplesse du système de formation duale et à ne pas freiner l’intégration professionnelle des jeunes.
Les working poor : un phénomène structurel en Suisse
L’instauration de salaires minimums vise notamment à répondre à la progression du phénomène des working poor — ces personnes qui travaillent sans parvenir à subvenir à leurs besoins.
En 2023, la Suisse comptait 708 000 personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté, soit 8,1 % de la population. Parmi elles, environ 336 000 sont considérées comme des travailleurs pauvres. Leur proportion est passée de 3,8 % à 4,4 % entre 2022 et 2023.
Les groupes les plus touchés sont les familles monoparentales, les personnes sans formation post-obligatoire, et les femmes, souvent cantonnées aux emplois à temps partiel et à bas salaire.
En 2025, le salaire médian suisse s’élève à 7 350 CHF bruts par mois, tandis que le salaire moyen atteint 7 917 CHF. À Genève, le logement peut dépasser les 2 500 CHF mensuels, et l’assurance maladie obligatoire coûte environ 400 CHF. Le niveau des salaires ne suffit donc pas toujours à garantir un niveau de vie décent.
Genève : une évaluation scientifique des effets
Genève, qui a introduit son salaire minimum en novembre 2020, fait l’objet d’un suivi approfondi. Trois rapports d’évaluation, pilotés par la Haute école de gestion de Genève (HEG) et l’Université de Genève, ont été publiés entre 2023 et 2025.
- Le premier rapport (décembre 2023) conclut à l’absence d’effet significatif sur le taux de chômage global. Seule nuance : une légère hausse du chômage chez les moins de 25 ans.
- Le deuxième rapport (septembre 2024) montre que la mesure profite un peu plus aux femmes, mais pénalise légèrement les jeunes sans formation.
- Le troisième rapport (juin 2025) analyse les secteurs concernés : hébergement-restauration et nettoyage. Il ne constate pas de suppressions massives d’emplois, mais un ralentissement de la création de postes. Dans le nettoyage, l’emploi baisse, mais le temps de travail moyen augmente, traduisant une intensification du travail.
Un paysage politique fragmenté
La question du salaire minimum continue de diviser les partis et les cantons. La gauche et les syndicats soutiennent la mesure comme outil de lutte contre les inégalités. La droite et les milieux économiques craignent une hausse des coûts, une baisse de compétitivité et une augmentation du travail au noir.
Plusieurs votations récentes illustrent cette polarisation :
- Fribourg votera le 30 novembre 2025 sur une initiative à 23 CHF de l’heure, jugée trop risquée par le Conseil d’État.
- Vaud a rejeté une initiative similaire en février 2025.
- Le Valais, Bâle-Campagne et Soleure ont vu aboutir des initiatives en faveur d’un salaire minimum, en attente de votation ou rejetées par les parlements.
Zurich et Winterthour : le cadre légal face à la démocratie directe
En 2024, Zurich et Winterthour ont adopté par votation populaire des salaires minimums respectifs de 23,90 CHF et 23 CHF de l’heure. Mais le tribunal administratif du canton de Zurich a annulé ces décisions le 28 novembre 2024, jugeant qu’elles violaient le droit cantonal. Les municipalités ont fait appel au Tribunal fédéral.
Cette affaire met en lumière les limites de la démocratie locale face au cadre législatif supérieur et illustre les tensions entre les niveaux de pouvoir.
Une offensive législative au niveau fédéral
La motion Ettlin, adoptée par le Conseil national le 17 juin 2025 (109 voix contre 76), propose de faire primer les salaires minimums prévus par les CCT sur ceux définis par les cantons.
Si elle est adoptée par le Conseil des États à l’automne 2025, cette réforme pourrait affaiblir directement les salaires minimums en vigueur à Genève et Neuchâtel. Le calendrier reste incertain, mais les conséquences politiques seraient majeures, notamment sur la votation fribourgeoise du 30 novembre.
Pour les syndicats, cette motion constitue une attaque contre la souveraineté cantonale et les résultats de votations populaires. Pour ses partisans, elle vise à préserver l’autonomie contractuelle et l’équilibre social négocié entre partenaires sociaux.
Comparaison européenne : une exception helvétique
En 2025, la Suisse reste une exception. En France, le SMIC horaire s’élève à 11,88 euros (1 801,80 euros par mois). En Allemagne, il est à 12,82 euros (2 220 euros mensuels), en Belgique à 2 070 euros, et au Luxembourg, plus généreux, à 2 638 euros mensuels.
Le salaire minimum genevois de 24,48 CHF de l’heure, soit environ 26,20 euros, reste nettement au-dessus. Cela correspond à environ 4 368 euros par mois pour 42 heures hebdomadaires.
Mais ces chiffres bruts doivent être nuancés : le coût de la vie en Suisse, particulièrement à Genève et Zurich, est très supérieur à celui de ses voisins européens. Le pouvoir d’achat réel des travailleurs suisses dépend fortement de leur lieu de résidence et de leur situation familiale.
Quelle trajectoire pour le salaire minimum en Suisse ?
L’avenir du salaire minimum reste incertain. Il dépendra des résultats des votations à venir, notamment celle de Fribourg, ainsi que de l’issue du débat parlementaire sur la motion Ettlin.
Le quatrième et dernier rapport d’évaluation genevois, attendu fin 2025, pourrait apporter des éclairages déterminants. Il alimentera un débat national où se confrontent deux visions : celle d’un salaire garanti et universel, et celle d’une régulation sectorielle et contractuelle, fidèle au modèle suisse du dialogue social.
Pour 2026, le salaire minimum genevois sera indexé à 24,59 CHF de l’heure, soit une hausse de 11 centimes. Une évolution modeste, mais symbolique d’un système en constante adaptation aux réalités locales. Dans les cantons sans seuil légal, en revanche, les travailleurs restent tributaires de la négociation d’entreprise ou de branche, et exposés à une précarisation silencieuse.


