Vente de SFR : Drahi joue la montre

Sèchement rejetée par Altice, l'offre portée par Orange, Free et Bouygues Telecom aurait valorisé le groupe de Patrick Drahi à 21 milliards d'euros. Un montant très éloigné des attentes du milliardaire, qui sait le temps de son côté. Et teste, en attendant, le marché sur une vente à la découpe des actifs de SFR. Une partie de poker s'engage donc entre un vendeur pas pressé de vendre et des acheteurs trépignant de revenir à trois opérateurs.

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Annoncée tambour battant par Orange, Bouygues Telecom et Free, l’offre de rachat de SFR proposée il y a un mois, le 14 octobre, a été « immédiatement rejetée » par Altice France, la maison-mère de l’opérateur français. Après de longs mois d’âpres négociations, les trois concurrents tricolores de SFR sont enfin parvenus à s’entendre et ont mis sur la table 17 milliards d’euros – ce qui valoriserait Altice à 21 milliards d’euros. Un montant équivalent à 6,6 fois l’EBITDA 2024 du groupe ; trop court pour Patrick Drahi.

Une bataille de chiffres et de calendrier

Négociateur hors-pair, le patron et fondateur d’Altice sait mieux que quiconque qu’il ne faut jamais accepter la première offre d’un potentiel acheteur. Mais le milliardaire n’est plus tout à fait seul à la barre, lui qui en échange d’une restructuration historique de la dette d’Altice France (passée de 24 à 15,5 milliards d’euros) a fait entrer, à hauteur de 45%, ses créanciers au capital du groupe. Et ces derniers ont posé leurs conditions : en dessous de 23,6 milliards d’euros, soit 7 fois l’EBITDA d’Altice, son patron doit obtenir l’aval du conseil d’administration pour vendre. Une exigence qui place, paradoxalement, Drahi en position de force dans la partie de poker qui s’annonce.

Dette restructurée, « mur de la dette » repoussé à l’horizon 2028-2033, appétit confirmé de ses concurrents : Patrick Drahi sent qu’il n’a plus, contrairement aux dernières années, le couteau sous la gorge. Nul besoin donc pour l’homme d’affaires de précipiter les choses. Le magnat des télécoms table ainsi sur une proposition minimale de 28 milliards d’euros. Et il sait que la consolidation du secteur, appelée tant par Mario Draghi que par les fins connaisseurs du secteur, interviendra tôt ou tard. Pourquoi donc prendrait-il le risque d’abattre dès maintenant son jeu ?

Du côté du consortium Orange-Free-Bouygues, on mise aussi sur le temps. Ou sur l’usure, plus exactement. Plus SFR temporisera, plus son EBITDA s’érodera et plus sa valeur fondra, veut-on se convaincre dans le gotha des télécoms. Une analyse pas totalement dénuée de sens économique, mais qui demeure volontairement muette sur une donnée essentielle de l’équation : alors que l’existence-même du consortium des trois opérateurs tient, selon un observateur du milieu, du « miracle », l’assemblage tiendra-t-il la route sur la durée ? Le cours des groupes concernés s’était envolé au lendemain de la formalisation de leur offre de rachat – mais résistera-t-il en cas de prolongation indéfinie des discussions ?

La vente à la découpe : coup de bluff ou option crédible ?

Difficile donc, à ce stade, de savoir de quel côté la balance penchera. Chaque partie, comme il est d’usage en début de négociation, campe pour l’heure fermement sur ses positions. Et Patrick Drahi sait pouvoir jouer à son profit de ce flou artistique, comme lorsqu’il agite la perspective d’une vente à la découpe de SFR pour faire monter les enchères ; Altice France aurait ainsi lancé de premiers ballons d’essai concernant la vente de SFR Business et de NetCo, son réseau urbain de fibre. Du côté d’Orange, Free et Bouygues, on fait mine ne pas croire à un tel scénario. Le consortium avance notamment l’argument selon lequel une telle vente par lots ou par « appartements » laisserait Drahi à la tête des actifs les plus difficiles à céder.

Alors, coup de bluff ? Dans n’importe quelle autre configuration, sans doute ; mais l’histoire du groupe Altice prouve que Drahi n’hésite pas à vendre, bloc par bloc, certains de ses actifs si le marché le permet. En 2019, le milliardaire a ainsi cédé 49,99% de la fibre au Portugal à Morgan Stanley Infrastructure Partners, pour un montant équivalent à… 20 fois l’EBITDA. La même année, Drahi s’est séparé de la moitié de sa filiale SFR FTTH (un réseau de fibre urbaine en France), rachetée par des acteurs comme Allianz ou Axa pour environ 1,8 milliard d’euros. Bref, le patron d’Altice a plus que l’habitude de monétiser ses actifs. Et il a désormais le temps, et les moyens, de procéder comme bon lui semble.

Enfin, la cession progressive d’actifs distincts pourrait faire entrer d’autres acteurs, et non des moindres, dans l’arène. Si les négociations avec les concurrents français de SFR venaient à s’enliser, ce pas de deux permettrait à des acheteurs étrangers d’avancer leurs pions : ainsi de certains fonds d’infrastructures internationaux, comme KKR, GIP ou Ardian, qui ne font pas mystère de leur intérêt pour certaines pépites de l’empire Altice ; ou des opérateurs Etisalat (Emirats arabes unis), STC (Arabie saoudite), Bharti Airtel (Inde) ou Ooredoo (Qatar).

Une question de multiple

Orange, Free et Bouygues Telecom ne sont donc pas les seuls, loin s’en faut, à lorgner sur SFR et ses diverses filiales. Avancer une offre qu’ils savent être en-dessous du marché représente, dans cette position, un pari risqué, pour ne pas dire perdu d’avance – et perdu de fait. Toute la question tourne en réalité autour de l’enjeu du « multiple » de l’EBITDA ; or, comme le relève une source bien informée auprès du Monde, « quand Martin Bouygues avait mis en vente Bouygues Telecom en 2016, il demandait 10 milliards d’euros, et son EBITDA, c’était moins de 1 milliard d’euros ». Un multiple de 10 donc, loin, très loin même, du multiple de 6 proposé par le consortium français.

Martin Bouygues n’étant pas né de la dernière pluie, ses exigences passées n’avaient rien d’une lubie déconnectée du marché. Elles se rapprochaient, au contraire,  de la valorisation moyenne des acquisitions menées dans le secteur européen des télécoms depuis 2017 : rachat, en 2024, de Vodafone Italia par Swisscom (7,8 fois l’EBITDA) ; rachat d’UPC Poland par Illiad (propriétaire de Free) en 2021 (9,1 fois l’EBITDA) ; rachat de MasMovil (Espagne, 2024) par Orange (8 fois l’EBITDA). Quand ce n’est pas bien plus encore dans les pays nordiques.. Toute la question est donc de savoir quel prix Orange, Bouygues et Free, eux qui n’ont jamais lésiné sur l’argent pour s’implanter à l’étranger, sont prêts à mettre sur la table pour favoriser la consolidation qu’ils disent appeler de leurs vœux. Le savent-ils eux-mêmes ? Sans doute. Le diront-ils pour autant ? Probablement pas tout de suite…



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