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C’est un pas de plus dans la construction d’un empire. Le 12 novembre 2025, Carrefour a officialisé l’entrée de Rodolphe Saadé à son capital. Via Carrix, entité détenue par CMA CGM et la famille Saadé, l’armateur marseillais a acquis environ 4 % du capital du distributeur, devenant son deuxième actionnaire, derrière la famille Moulin-Houzé (Galfa). Il rejoindra le conseil d’administration à compter du 1er décembre, comme administrateur indépendant, et intégrera le comité stratégique du groupe.
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Un poste clé dans un groupe qui a généré 22,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires au troisième trimestre 2025. Mais cette opération dépasse le cadre d’un simple investissement. Elle s’inscrit dans une stratégie de contrôle de toute la chaîne de valeur : production, transport, logistique, distribution, contenus et influence.
De la mer aux linéaires
Carrefour offre à CMA CGM un débouché logistique majeur. Mais aussi un levier d’influence. L’objectif ne se limite plus à acheminer des marchandises : il s’agit désormais de peser sur la manière dont elles sont distribuées. Cette prise de participation permet d’aligner les circuits logistiques du distributeur sur les intérêts de l’armateur. Elle renforce aussi son poids dans le secteur sensible de la grande consommation.
En s’installant au cœur de l’alimentation des Français, Rodolphe Saadé acquiert un levier politique. Carrefour, premier distributeur privé du pays, est un nœud stratégique en matière de souveraineté, de régulation et de sécurité des approvisionnements.
Un modèle bâti sur les superprofits
Ce mouvement s’inscrit dans une stratégie de long terme. Depuis 2019, Rodolphe Saadé construit un modèle d’intégration verticale complète. Tout commence avec les superprofits de la crise du Covid. En 2022, CMA CGM dégage 23,5 milliards d’euros de bénéfices nets. Plus que TotalEnergies, Stellantis ou LVMH. Cette manne alimente une série d’acquisitions ciblées.
Dès 2019, CMA CGM rachète CEVA Logistics pour 1,46 milliard d’euros. En 2021, le groupe débourse 2,6 milliards d’euros pour Ingram Micro Commerce & Lifecycle Services. En 2022, il met la main sur Colis Privé, acteur du dernier kilomètre. Le tournant a lieu en 2023 avec la promesse d’achat de Bolloré Logistics pour 4,65 milliards d’euros, finalisée début 2024 à 4,85 milliards d’euros. CMA CGM devient le cinquième logisticien mondial, CEVA entre dans le top 5 du secteur.
Le groupe étoffe encore son maillage avec GEFCO, spécialiste de la logistique automobile, racheté 438 millions d’euros, et La Méridionale, opérateur maritime vers la Corse et le Maroc.
Sur les ports, la stratégie est la même : sécuriser les accès. Entre 2021 et 2024, CMA CGM achète des terminaux clés à Los Angeles, New York et New Jersey. Montant total : plus de 6 milliards d’euros. Aux États-Unis, le groupe contrôle désormais sept terminaux.
Des médias à l’intelligence artificielle
À partir de 2022, la stratégie déborde du champ logistique. CMA CGM investit dans les médias : La Provence, La Tribune, puis BFMTV, RMC, BFM Business et Brut. Le groupe entre aussi au capital de M6 (10,25 %) et transforme Chérie 25 en RMC Life.
Tous ces actifs sont regroupés dans CMA Media, une entité forte de 1 600 journalistes, soit la deuxième rédaction française après Radio France. Elle couvre l’ensemble du spectre : presse régionale, presse économique, télévisions nationales, radios, chaînes numériques, formats courts destinés aux jeunes.
L’objectif est clair : bâtir une force médiatique capable de défendre les intérêts du groupe et de peser dans le débat public. Dans un paysage informationnel fragmenté, Saadé construit un réseau susceptible de rivaliser avec celui de Vincent Bolloré, sans forcément en adopter la ligne idéologique.
CMA CGM investit aussi dans l’intelligence artificielle. Le groupe injecte 100 millions d’euros dans Mistral AI, la principale licorne française du secteur. Deux pôles sont créés : AI Media Lab, dédié à l’automatisation éditoriale et à la vérification des contenus, et Mistral AI Factory, axé sur l’optimisation logistique. Le groupe soutient également Kyutai, laboratoire de recherche en IA cofondé par Xavier Niel.
Autre terrain plus discret : les satellites. CMA CGM a acquis 5,5 % du capital d’Eutelsat. Objectif : sécuriser le routage maritime par satellite, en renforçant l’autonomie technologique du groupe sur ses flux. Une logique constante : tout ce qui peut renforcer le contrôle et la performance est intégré.
Optimisation fiscale et soutien politique
La construction de l’empire s’est appuyée sur une fiscalité optimisée. Entre 2021 et 2023, CMA CGM verse 6,75 milliards d’euros de dividendes, dont 5 milliards d’euros à Merit France SAS, la holding familiale. Grâce au régime de la taxe au tonnage et à la directive mère-fille, l’imposition effective sur ces flux est estimée à 1,25 %.
Lorsque le Sénat convoque Rodolphe Saadé en mai 2025, il se dit « surpris » que la question ressurgisse. Le gouvernement, lui, ne manifeste aucune intention de modifier le dispositif. Le secrétaire d’État à la mer, Hervé Berville, rappelle même que le président Macron considère CMA CGM comme « une fierté française ».
Les liens entre Saadé et l’exécutif sont visibles : voyages officiels, inauguration du campus Tangram à Marseille, tonalité perçue dans certains médias du groupe. Dans les cercles du pouvoir, Saadé est vu comme un acteur stratégique, rationnel, aligné avec l’agenda macroniste.
Des critiques croissantes
Mais cette accumulation de leviers inquiète. En septembre 2024, les syndicats de La Provence et de BFMTV dénoncent des pressions éditoriales. Une mise à pied contestée est annulée après une grève. En octobre 2025, une proposition de loi est déposée pour limiter les concentrations dans les médias. Elle vise explicitement les empires Bolloré et Saadé, en instaurant un plafond sur les croisements entre médias, logistique et distribution.
L’arrivée chez Carrefour ravive ces inquiétudes. Un administrateur qui détient 4 %, siège au comité stratégique et contrôle la chaîne logistique peut-il être considéré comme « indépendant » ? À ce jour, aucun organisme de régulation n’a réagi. Aucune condition particulière n’a été imposée à cette prise de participation.
Un conglomérat sans contre-pouvoirs
Dans l’entourage de Rodolphe Saadé, on parle de cohérence industrielle. Il ne s’agirait pas de diversification opportuniste, mais d’un effort d’intégration pour optimiser les performances du groupe. Transport, logistique, données, communication, distribution : chaque acquisition alimente une même logique. Le contrôle est total. La rentabilité, assurée. Mais la concentration atteint un niveau inédit.
En cinq ans, Rodolphe Saadé a pris le contrôle ou des parts significatives dans le maritime, la logistique terrestre, les ports, le fret aérien, les médias, l’intelligence artificielle, les satellites et désormais la grande distribution. La question n’est plus industrielle. Elle devient politique : jusqu’où peut aller un groupe privé sans rencontrer de contre-pouvoirs ?


