Thibaut, gendarme : « Je ne crois plus à mon métier »

Gendarme depuis 15 ans, Thibaut décrit un quotidien marqué par la fatigue, la solitude et la perte de sens. Un témoignage fort.

« Je m’appelle Thibaut, j’ai trente-six ans, je suis adjudant dans la Gendarmerie nationale depuis presque quinze ans. J’exerce aujourd’hui dans une brigade territoriale de la Mayenne, un département rural où nous couvrons une dizaine de communes dispersées, avec des effectifs souvent trop justes. Et aujourd’hui, je le dis sans détour : je ne crois plus à mon métier. Ce n’est pas de la lassitude, ni de la paresse. C’est du désenchantement.

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Quand j’ai intégré l’école de gendarmerie, j’étais fier. Fier de servir, d’être utile, de protéger. Je pensais qu’on faisait partie d’une institution solide, respectée, à la fois militaire et proche du citoyen. Mais au fil des années, cette fierté s’est érodée.

Nous passons une partie de nos journées à remplir des rapports, à gérer des plaintes déposées en ligne, à faire du « chiffre ». La « plainte en ligne », censée fluidifier le parcours des victimes, finit souvent par nous ramener des dossiers à compléter, des rappels à faire, des rendez-vous à fixer avant la signature : c’est du temps d’écran en plus, pas forcément du temps utile sur le terrain.

On nous demande d’être partout à la fois : sur la route, en patrouille, en cellule de crise, en astreinte… Les repos sautent, les horaires explosent. Nous n’avons pas d’heures supplémentaires rémunérées : notre statut militaire implique une disponibilité « en tout temps et en tous lieux », compensée au mieux par des récupérations quand c’est possible, mais sans paiement horaire.

Je vis en caserne, comme la plupart des sous-officiers : c’est une obligation qui va avec le métier, liée à notre disponibilité opérationnelle. Sur le papier, c’est un avantage. En réalité, c’est ambivalent : on est toujours joignables, toujours « à portée ». Et les logements, souvent, tiennent mal la route : isolation défaillante, humidité, installations vieillissantes… tout le monde le sait. Des rapports parlementaires et des enquêtes ont montré l’ampleur du problème, parlant de vétusté chronique et de centaines de casernes à rénover en urgence. Les charges courantes restent à notre charge, même si le logement est concédé par nécessité de service.

Côté pouvoir d’achat, on imagine souvent qu’un adjudant s’en sort bien. Ma solde, primes comprises, tourne autour de 2 300 euros nets par mois. Un débutant démarre à environ 1 800 euros brut, puis progresse avec l’ancienneté. Dans la vie réelle, entre les prix, les frais de déplacement, les enfants, la marge reste courte.

Sur le terrain, on encaisse la violence, la détresse sociale, les drames familiaux. En Mayenne, les interventions concernent de tout : un cambriolage dans une longère isolée, un accident de tracteur, une dispute de voisinage, un suicide, parfois une disparition inquiétante. On est peu nombreux, souvent deux par patrouille, et les renforts peuvent être à plus de trente kilomètres. Le soutien psychologique existe, mais reste trop discret au regard de ce qu’on traverse.

Et puis il y a le regard du public : on nous filme, on nous soupçonne, on nous prête des intentions. On devient le symbole d’un État que, parfois, nous ne comprenons plus nous-mêmes.

Je ne dis pas que tout est noir : il y a des vies sauvées, des interventions qui comptent, des collègues solides. Mais le métier que j’aimais s’est vidé de son sens. J’ai l’impression d’être devenu un rouage. Quand je repense à mes débuts, j’ai presque honte de ma naïveté : j’ai cru qu’on pouvait tout changer de l’intérieur. Aujourd’hui, je n’y crois plus. Je continue parce qu’il faut bien vivre et parce qu’on ne quitte pas la gendarmerie comme on change de bureau. Mais au fond de moi, je sais que la flamme s’est éteinte. »



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