Ces vieillards qui gouvernent l’Afrique

En Afrique, des présidents octogénaires dirigent des sociétés jeunes et frustrées. Un déséquilibre générationnel aux conséquences politiques majeures.

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L’Afrique est le continent le plus jeune du monde, avec une population dont plus de 65 % a moins de 30 ans et un âge médian d’environ 19 ans. Pourtant, l’âge médian des chefs d’État africains est bien plus élevé. Ce déséquilibre générationnel met en évidence une fracture politique structurelle : des dirigeants très âgés gouvernent des sociétés dynamiques, connectées, et souvent marginalisées des processus décisionnels.

Au Cameroun, la majorité de la population n’a jamais connu d’autre président que Paul Biya, aujourd’hui âgé de 92 ans, au pouvoir depuis 1982. En Ouganda, Yoweri Museveni, 80 ans, dirige le pays depuis 1986. Ces exemples illustrent une réalité politique unique : plusieurs générations grandissent, vivent et vieillissent sous un même régime, sans alternance.

Une longévité politique qui s’étend sur des décennies

Sur le continent africain, plusieurs chefs d’État cumulent des décennies de pouvoir. Paul Biya est aujourd’hui le plus vieux président non royal en exercice au monde. En Guinée équatoriale, Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, 82 ans, détient le record mondial de longévité présidentielle avec plus de 46 ans au pouvoir. Denis Sassou-Nguesso, 81 ans, dirige le Congo-Brazzaville depuis 41 ans au total.
Cette tendance s’est confirmée lors des récentes élections de 2024 et 2025. Au Malawi, Peter Mutharika, 85 ans, a effectué un retour politique inattendu après cinq années d’absence. Au Cameroun, Paul Biya a été réélu à 92 ans pour un nouveau mandat. Dans plusieurs pays, les modifications des lois électorales ont permis à des dirigeants de se maintenir malgré des limites constitutionnelles initiales.

Les outils juridiques de la perpétuation du pouvoir

La longévité exceptionnelle de ces dirigeants s’explique en grande partie par une stratégie politique délibérée de manipulation des cadres juridiques. Depuis les années 2000, de nombreuses constitutions africaines ont été modifiées pour supprimer les limitations de mandats ou les seuils d’âge.

En Ouganda, la suppression des limitations de mandats en 2005, suivie de l’abrogation de la limite d’âge en 2018, a ouvert la voie à la reconduction de Yoweri Museveni. En Guinée équatoriale, Teodoro Obiang a ignoré ou contourné toutes les restrictions constitutionnelles. Au Cameroun, une réforme de 2008 a permis à Paul Biya de briguer des mandats sans limite.

Ce phénomène touche une large partie du continent. Entre 2015 et 2025, au moins dix dirigeants africains ont pu « réinitialiser » leur compteur de mandats en promulguant de nouvelles constitutions. Ces pratiques s’appuient souvent sur le principe de non-rétroactivité pour exclure le président en place des nouvelles règles.
Les institutions censées garantir l’équilibre des pouvoirs, notamment les cours constitutionnelles, sont souvent sous contrôle du pouvoir exécutif.
Dans de nombreux cas, elles valident des réformes qui auraient peu de chances d’être acceptées par référendum. Au Togo, la suppression de l’élection présidentielle directe a été votée à l’unanimité par un parlement dominé par le parti présidentiel. Au Rwanda ou en Égypte, des réformes ont été adoptées pour prolonger la durée des mandats présidentiels sans affecter immédiatement le président sortant.

L’usure démocratique et ses effets politiques

Le maintien prolongé au pouvoir de dirigeants très âgés a des effets profonds sur la vie politique. Les institutions se figent, les réformes se raréfient, et l’innovation administrative recule. Le pouvoir devient plus personnel que programmatique, fondé sur la loyauté et l’équilibre des clientèles, plutôt que sur des visions politiques renouvelées.
L’absence d’alternance freine le développement d’une culture démocratique solide. Les partis d’opposition sont marginalisés ou instrumentalisés, les contre-pouvoirs affaiblis. Ce blocage institutionnel nourrit une défiance croissante de la population, en particulier des jeunes, à l’égard des processus électoraux.

Une jeunesse exclue

Le fossé entre les dirigeants âgés et une population jeune est particulièrement visible sur le terrain économique. L’Afrique abrite plus de 38 millions de jeunes chômeurs, soit la moitié du total mondial. Le taux de chômage des jeunes atteint près de 30 % dans certaines régions, notamment en Afrique du Nord.
Selon les enquêtes Afrobarometer, le chômage figure parmi les premières préoccupations des citoyens africains, en particulier chez les moins de 35 ans. Pourtant, peu de gouvernements enregistrent un niveau d’approbation élevé sur leur gestion de l’emploi. Ce décalage alimente un sentiment d’exclusion générationnelle.
Ce sentiment se traduit par une hausse de la tolérance aux solutions extrêmes. Plus de la moitié des jeunes Africains se disent prêts à accepter un coup d’État militaire en cas d’abus de pouvoir des dirigeants élus. Cette évolution contribue à expliquer la multiplication des coups d’État entre 2020 et 2023 : sept ont réussi sur le continent, souvent dans des pays dirigés par des régimes vieillissants et autoritaires.

Des successions dynastiques en préparation

La gérontocratie politique africaine est souvent accompagnée de velléités de transmission héréditaire du pouvoir. Le cas du Togo, où Faure Gnassingbé a succédé à son père en 2005, fait figure de modèle pour d’autres régimes.
En Guinée équatoriale, Teodorín Obiang, fils du président Teodoro Obiang, cumule les fonctions clés du pouvoir sécuritaire. Il agit déjà comme successeur désigné, malgré ses démêlés judiciaires internationaux. Au Congo-Brazzaville, la succession de Denis Sassou-Nguesso est en cours de structuration autour de son fils Denis Christel Sassou-Nguesso, mais des luttes internes au sein du clan présidentiel fragilisent la transition.
Au Cameroun, Paul Biya ne semble pas avoir préparé de succession familiale, mais l’opacité autour de ses intentions, combinée aux tensions communautaires et sécuritaires, rend la transition particulièrement incertaine.

L’opacité sur l’état de santé des présidents

La question de la santé des dirigeants âgés reste largement taboue dans de nombreux pays africains. Les absences prolongées, les rumeurs et les interdictions de couverture médiatique sont fréquentes. Le pouvoir en place considère souvent la santé du chef de l’État comme une affaire de sécurité nationale.
En 2024, l’absence prolongée de Paul Biya, combinée à l’annulation de plusieurs engagements internationaux, a alimenté des rumeurs de décès, que le gouvernement a tenté d’étouffer par la censure. Ce genre de situation se répète dans d’autres pays, comme le Malawi, où des rumeurs ont conduit le président Lazarus Chakwera à publier des images de lui en pleine activité physique pour rassurer la population.
Dans l’histoire politique africaine, très peu de dirigeants ont quitté le pouvoir pour raisons de santé, préférant se maintenir jusqu’à l’incapacité ou la mort.

Des conséquences économiques durables

L’impact de cette gouvernance vieillissante dépasse la sphère politique. Sur le plan économique, les pays dirigés par des régimes anciens et rigides peinent à attirer les investissements ou à adapter leurs politiques aux exigences contemporaines.
La croissance économique reste insuffisante pour répondre aux besoins démographiques. En 2025, la croissance moyenne du continent est estimée à 4,2 %, mais la croissance par habitant plafonne à 1,7 %, un niveau trop faible pour réduire significativement la pauvreté.
La corruption, endémique dans ces régimes, aggrave la situation. Elle prospère dans des contextes d’inefficacité institutionnelle, d’absence d’alternance et de contrôle étatique limité.

Le Sénégal, une exception démocratique sur le continent

Dans ce contexte marqué par la stagnation, le Sénégal fait figure d’exception. Le pays est l’un des rares à avoir connu plusieurs alternances démocratiques pacifiques sans intervention militaire.
En 2024, le pays a organisé une élection présidentielle dans un climat tendu mais maîtrisé. Malgré une tentative de report du scrutin, le Conseil constitutionnel a imposé le respect du calendrier électoral. Le candidat de l’opposition, Bassirou Diomaye Faye, a été élu le jour de ses 44 ans, marquant un renouvellement générationnel inédit dans le pays.
Ce résultat est le fruit d’une construction institutionnelle solide : pluralisme politique, liberté de la presse, parité électorale, indépendance judiciaire. Ces éléments ont permis au pays de traverser les crises sans recourir à la force.

Une décennie de tous les risques pour l’Afrique

La prochaine décennie sera déterminante pour la stabilité politique du continent. Plusieurs présidents africains approchent de la fin de leur règne, en raison de leur âge avancé. Les successions à venir en Guinée équatoriale, au Congo-Brazzaville et au Cameroun constituent des foyers potentiels de déstabilisation.
Les précédents historiques montrent que les transitions post-gérontocratiques sont rarement apaisées. En l’absence d’institutions solides, elles dégénèrent souvent en crises internes, coups d’État ou conflits ouverts. À l’inverse, lorsque l’alternance est organisée dans le respect des règles, elle peut renforcer durablement les fondations de l’État.



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