« La souveraineté ne se décrète pas, elle se construit »

Alors que la souveraineté technologique devient un enjeu stratégique pour la France, Thierry Bonnin, Conseiller du CEO d'Alcatel-Lucent Enterprise, appelle à une réindustrialisation numérique ambitieuse, ancrée dans les territoires et affranchie des dépendances extra-européennes.

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Quels sont les leviers concrets pour accélérer la réindustrialisation numérique en France sans dépendre des géants technologiques extra-européens ?

Alors que les géants américains et chinois redessinent les équilibres économiques mondiaux, la France ne peut plus se permettre d’être spectatrice. Dans les secteurs stratégiques — numérique, électronique, production industrielle —, notre dépendance vis-à-vis d’acteurs extérieurs s’accentue dangereusement. La réindustrialisation devient une priorité nationale. Mais il ne suffit plus d’en débattre : il faut agir avec cohérence, détermination et vision.

La relocalisation industrielle, forme accélérée de cette réindustrialisation, constitue l’un des leviers les plus puissants pour reconquérir notre souveraineté économique. Elle permettrait de renforcer notre autonomie stratégique, de générer des emplois à haute valeur ajoutée sur le territoire et de rééquilibrer notre balance commerciale. Encore faut-il que l’État réunisse les conditions favorables : mobilisation de leviers financiers, réorientation de la commande publique et affirmation d’une véritable politique industrielle.

Les États-Unis et la Chine ont compris depuis longtemps que la commande publique est un outil de puissance. En France, il est temps de sortir de la logique du « tout prix » pour intégrer des critères de localisation, d’emploi local, de recherche et développement sur le sol européen et de soutien aux acteurs nationaux.

Pourquoi des entreprises françaises, respectueuses des normes sociales, fiscales et environnementales, devraient-elles affronter une concurrence venue de zones où ces obligations n’existent pas ? Il est temps de rétablir un équilibre compétitif. La commande publique doit devenir un levier de retombées économiques globales : emplois, fiscalité, investissement, innovation. Ce qui coûte plus cher à court terme est souvent ce qui crée de la valeur durable.

Le secteur numérique est emblématique. Mis à part quelques acteurs solides comme OVHcloud ou Alcatel-Lucent Enterprise, beaucoup de start-ups et PME restent fragiles et trop exposées aux financements étrangers. Les dispositifs publics comme France 2030 ou la BPI sont utiles, mais insuffisants. La France doit se doter de fonds souverains garantis par l’État, capables de soutenir la montée en puissance de ses entreprises technologiques, d’accompagner leur développement à l’international et de moderniser notre tissu industriel.

Réindustrialiser, c’est aussi anticiper. Il faut investir massivement dans la formation aux technologies de demain. Relocaliser ne suffit pas si nous manquons de compétences pour faire tourner ces industries. Et il faut cesser de céder nos actifs stratégiques. Trop d’entreprises innovantes ont été rachetées par des groupes étrangers. Défendre notre souveraineté, c’est aussi protéger notre patrimoine industriel.

Ce projet ne peut être une simple incantation. Il doit transcender les clivages politiques et devenir un choix collectif. Si la France veut défendre son modèle social, son autonomie technologique et son avenir industriel, elle doit aller au-delà des discours. La souveraineté se construit par l’action.

En quoi la souveraineté technologique est-elle compatible avec une logique de compétitivité mondiale dans le numérique ?

La souveraineté numérique n’est pas un luxe ni une posture : c’est la condition essentielle de notre indépendance stratégique. Elle suppose de maîtriser nos technologies-clés — cloud, cybersécurité, données, logiciels, intelligence artificielle, infrastructures — et d’en contrôler la chaîne de valeur.

La crise du Covid-19 a mis en lumière notre dépendance : pour maintenir à flot nos services publics et nos entreprises, nous avons massivement utilisé des outils extra-européens. Ce recours d’urgence a révélé une vulnérabilité structurelle inquiétante, bien au-delà de la seule question sanitaire.

À cela s’ajoute un contexte géopolitique de plus en plus tendu, marqué par la fragmentation des blocs, les guerres économiques et la militarisation du numérique. Face à cette nouvelle donne, l’Europe doit construire un modèle technologique cohérent, résilient et compétitif.

Cela implique une infrastructure industrielle solide, avec des capacités locales de production, de traitement et de stockage, mais aussi une cybersécurité robuste, garantissant la confidentialité des données publiques et privées. Il faut également renforcer notre capacité d’innovation afin de ne pas seulement rattraper les leaders actuels, mais de proposer des solutions originales, compétitives et conformes à nos valeurs démocratiques.

La souveraineté numérique ne doit pas être interprétée comme un repli. Au contraire, elle ouvre une capacité d’influence : d’abord en Europe, ensuite vers les pays non alignés à la recherche d’alternatives aux géants américains ou chinois, et demain, pourquoi pas, vers les marchés anglo-saxons eux-mêmes.

En résumé, la souveraineté numérique est un vecteur de compétitivité mondiale. Elle permet de sécuriser nos données, de développer localement et d’exporter des solutions de confiance. Dans un monde fragmenté, c’est un levier d’indépendance et de puissance.

Comment Alcatel-Lucent Enterprise articule-t-elle innovation technologique et ancrage territorial ?

Alcatel-Lucent Enterprise, entreprise centenaire basée à Colombes, est aujourd’hui le dernier acteur européen de référence dans les infrastructures télécoms et réseaux d’entreprise. Avec 40 % de parts de marché dans la téléphonie d’entreprise en France, nous proposons une alternative crédible et souveraine aux géants étrangers, en nous appuyant sur un réseau dense de partenaires répartis sur tout le territoire, y compris en Outre-mer.

Notre ancrage territorial s’incarne concrètement à travers plusieurs implantations stratégiques. Nous disposons d’un centre de recherche et développement dédié aux infrastructures réseaux à Brest, d’un pôle cloud à Illkirch en Alsace, ainsi que de bureaux d’ingénierie et d’innovation à Colombes, Brest et Illkirch. Plus de 450 ingénieurs basés en France participent activement à la conception de nos produits et services, notamment Rainbow, notre plateforme collaborative souveraine.

En 2023, nous avons relocalisé la production de nos centraux téléphoniques à Laval, dans notre ancienne usine reprise par Cofidur. Cette décision a permis de recréer de l’emploi local, de valoriser des savoir-faire français et de contribuer positivement à notre balance commerciale, puisque 70 % de cette production est désormais exportée.

Nous avons également revu notre chaîne d’approvisionnement pour intégrer des fournisseurs français comme Alantys Technologies, renforçant ainsi la résilience de nos filières.

Côté innovation, nous développons Rainbow comme une alternative européenne aux grands outils américains. En partenariat avec ChapsVision, acteur français de l’intelligence artificielle, nous y intégrons des fonctions avancées : génération automatique de comptes rendus, transcription et traduction en temps réel, synthèse vocale et agents intelligents contextuels. L’intelligence artificielle y est aussi déployée pour la maintenance prédictive, l’analyse du trafic ou la gestion de crise. Le tout est hébergé dans une infrastructure souveraine opérée par OVHcloud, garantissant la sécurité et la conformité européenne des données.

Nous croyons à une innovation ancrée, durable et exportable. Concevoir, produire et innover en France, tout en rayonnant à l’international : c’est notre réponse concrète aux enjeux de souveraineté numérique.

Quelles actions menez-vous pour renforcer la résilience face aux cybermenaces ?

Dans un monde où les cyberattaques, les dépendances technologiques et les tensions géopolitiques se multiplient, la résilience n’est plus une option. Elle nécessite une approche stratégique intégrée dès le plus haut niveau décisionnel.

Chaque organisation a des vulnérabilités spécifiques. Une administration ne fait pas face aux mêmes menaces qu’une entreprise industrielle. C’est pourquoi les dispositifs de protection doivent être adaptés, ciblés et réalistes. Il ne s’agit pas de viser une sécurité absolue — illusoire — mais une défense proportionnée aux risques.

L’ANSSI fournit aujourd’hui des outils accessibles à tous les acteurs publics et privés. Nous nous inscrivons dans cette dynamique. Chez Alcatel-Lucent Enterprise, nous avons intégré les meilleures pratiques de cybersécurité dans nos produits, nos processus internes et nos solutions client, qu’il s’agisse de téléphonie, de collaboration cloud ou d’infrastructures réseaux.

Notre objectif est d’offrir à nos partenaires une sécurité opérationnelle robuste et une continuité de service en toutes circonstances. Dans un environnement incertain, la résilience devient un marqueur de compétitivité autant que de confiance.

Quelles solutions proposez-vous aux collectivités locales en quête d’alternatives numériques souveraines ?

Les collectivités territoriales doivent aujourd’hui faire des choix technologiques qui engagent leur souveraineté, leur sécurité et leur capacité à assurer des services publics numériques performants.

Trop souvent, elles se tournent vers des solutions extra-européennes par défaut, faute d’information ou de visibilité sur les alternatives françaises. Pourtant, ces choix peuvent générer des dépendances durables, des risques juridiques, voire des incompatibilités avec les nouvelles exigences réglementaires comme le décret SREN, la protection des infrastructures vitales ou le programme NI2S.

Notre rôle, en tant qu’industriel engagé, est d’informer, de former et de proposer des solutions souveraines, interopérables et évolutives. Contrairement à d’autres offres imposant des ruptures brutales, nous privilégions une transition progressive, adaptée aux réalités des administrations. Nos implantations nationales — recherche, développement et production — sont un atout pour les collectivités : elles permettent de soutenir l’économie locale tout en accédant à des solutions sécurisées et conformes.

Plusieurs groupements d’achat publics, comme l’UGAP, le SIPPEREC ou le SICTIAM, facilitent déjà l’accès à ces solutions françaises et européennes, avec davantage de souplesse contractuelle. Nous encourageons leur utilisation, souvent méconnue, et accompagnons les décideurs publics pour en simplifier la mise en œuvre.

Nous voulons construire avec les collectivités des stratégies numériques durables, souveraines et adaptées aux enjeux de la puissance publique.

Quel regard portez-vous sur la coopération public-privé autour du numérique souverain ?

La coopération progresse, mais elle reste encore trop fragmentée. L’État a lancé plusieurs initiatives — France 2030, AMI de la DGE, BPI — qui ont soutenu de nombreux acteurs. Mais dans le même temps, certaines structures publiques développent des projets concurrents des offres privées françaises, souvent financées par les mêmes fonds publics. Cette logique paradoxale brouille les rôles et affaiblit la filière.

Le cas du « sac à dos numérique » développé par la DINUM en est l’exemple : faut-il que l’argent public serve à créer des outils déjà proposés par des entreprises françaises performantes ? Ce double discours stratégique nuit à la cohérence et à la crédibilité de notre politique numérique.

Malgré les avancées réglementaires comme le décret SREN, les appels d’offres publics continuent souvent de privilégier des technologies non européennes, sous prétexte qu’il n’existe pas d’alternative. Ce biais, hérité d’habitudes anciennes, freine la montée en puissance des éditeurs français. Il faut intégrer les industriels et éditeurs nationaux dès la phase de définition des besoins, et non en bout de chaîne.

Le numérique souverain ne se décrète pas : il se construit collectivement. Il suppose un alignement clair entre les politiques publiques, les financements, les pratiques d’achat et la stratégie industrielle. C’est à cette condition que la France pourra bâtir un écosystème numérique cohérent, autonome et compétitif.



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