« Je m’appelle Serge, j’ai 31 ans, je suis professeur certifié de lettres modernes dans un lycée du sud de Paris. Je suis en poste depuis douze ans. Je gagne autour de 2 450 € nets par mois (hors impôt), selon les mois et les heures supplémentaires. Non, je ne débute pas. Non, je ne suis pas à mi-temps. C’est ça, un salaire de prof certifié en 2025, à Paris : correct sur le papier, trop juste dans la vraie vie pour vivre seul.
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J’habite en colocation, dans un T4 à en périphérie, avec deux autres personnes. L’une travaille dans l’animation culturelle, l’autre est infirmier à l’hôpital Cochin. Aucun de nous n’a, seul, les moyens de prendre un appartement à Paris, et à peine en première couronne pour autre chose qu’un studio. On appelle ça une colocation « de précarité digne » : on a des diplômes, on a des CDI, on a des métiers utiles—et pourtant, on partage le frigo à trois.
Le mythe du fonctionnaire planqué ne tient plus
Je suis prof, oui. J’enseigne Racine, Camus, Hugo, Duras. Je prépare mes cours, je corrige des copies jusque tard, je tiens mes classes surchargées dans des conditions parfois absurdes. Entre la fatigue des élèves, le bruit, le manque de personnels de vie scolaire et la pression du bac, on fait ce qu’on peut. J’aime ce métier : quand une élève me demande un conseil de lecture, quand un élève me dit qu’il s’est mis à écrire, je me dis que ça vaut encore la peine.
Mais je ne me vois pas tenir jusqu’à la retraite à ce rythme et à ce niveau de reconnaissance. À Paris, être prof, c’est souvent être modeste avec un vernis culturel : on sauve les apparences, mais on vit au rabais.
Coloc à 31 ans, ce n’est pas un style de vie, c’est un calcul
La colocation n’est pas un choix de confort. C’est un compromis budgétaire. Un F2 “correct” à Paris, c’est 1 100–1 400 € minimum. Avec mon salaire, même avec une heure sup qui me rajoute un peu plus de cent euros nets certains mois, ça ne passe pas seul sans se mettre à la gorge. On me dit : « Trouve toi un appartement en banlieue. » Sauf que je travaille dans un lycée de secteur difficile, avec des réunions parents-profs en soirée, des conseils de classe à 18 h, des oraux blancs. Ajouter 1h–1h30 de transports par jour, c’est signer pour l’épuisement. Et j’ai ma fille un week-end sur deux : je veux l’accueillir dans un vrai lieu de vie, pas dans un coin de studio.
Alors on partage. Le frigo, la salle de bain, les lessives. À 31 ans. Ce n’est pas honteux, mais ce n’est pas ce que j’imaginais.
Mon métier est utile, mais je n’ai aucun levier
Je vois des collègues partir dans des boites à bac, tenter des concours administratifs, décrocher des postes mieux payés. Moi, je reste parce que j’y crois encore, un peu. Mais je suis lucide : l’école publique tient de plus en plus sur le sacrifice individuel. On nous dit « indispensables », mais tout dans l’organisation nous rend remplaçables et fragiles.
Je ne me plains pas d’être prof. Je me plains qu’en étant prof, on ne puisse pas vivre dignement dans la ville où l’on travaille. C’est aussi simple que ça.
Je ne demande pas de compassion. Je demande qu’on regarde le paradoxe : on confie aux enseignants l’élévation des générations, la correction des inégalités, le pacte républicain… mais on ne leur donne pas de quoi tenir debout. Je ne pars plus en vacances. Je vais rarement au cinéma ou au théâtre. Je fais mes courses en discount. Parfois je me demande si j’ai raté une bifurcation. Et puis je remonte en classe, je retrouve mes élèves, et je me dis que non.