Stablecoins : la guerre monétaire est déclarée

Face à l’hégémonie du dollar dans les paiements numériques, l’Europe accélère sur les stablecoins pour préserver sa souveraineté monétaire.

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Alors que le marché des stablecoins explose à l’échelle mondiale, l’Europe tente de rattraper un retard stratégique lourd de conséquences. En octobre 2025, plus de 99 % des stablecoins en circulation sont adossés au dollar, conférant aux États-Unis un levier d’influence inédit sur les paiements numériques globaux. Deux acteurs américains, Tether et Circle, contrôlent plus de 82 % du marché, évalué à plus de 310 milliards de dollars.

Face à cette domination, plusieurs banques européennes, françaises en tête, se mobilisent pour proposer des alternatives en euro. Leur objectif est clair : empêcher la dollarisation numérique du continent et reprendre la main sur l’avenir monétaire européen.

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L’hégémonie américaine sur les stablecoins

Le duopole constitué par Tether (USDT) et Circle (USDC) laisse peu d’espace à la concurrence. Tether représente à lui seul environ 180 milliards de dollars de capitalisation, contre 74 à 76 milliards pour Circle. Ensemble, ces deux émetteurs concentrent l’essentiel de la liquidité, des cas d’usage et des intégrations technologiques dans l’écosystème des crypto-actifs.

Le Genius Act, adopté le 18 juillet 2025 par le Congrès américain, a renforcé cette position dominante. Ce texte fédéral instaure un cadre réglementaire clair, attractif et favorable pour les émetteurs de stablecoins en dollars. Il impose une parité stricte 1:1 avec des réserves garanties, tout en facilitant l’obtention de licences fédérales. Washington envoie un signal fort : les États-Unis entendent rester les maîtres de la monnaie numérique mondiale.

L’Europe organise sa riposte monétaire

Consciente du danger, l’Europe commence à structurer sa réponse. Elle s’appuie sur un cadre réglementaire précurseur, MiCA (Markets in Crypto-Assets), entré en vigueur fin 2024. Ce règlement impose des standards stricts en matière de transparence, de liquidité, de gouvernance et de protection des consommateurs. Pourtant, cette avance réglementaire n’a pas encore permis à l’euro de s’imposer sur le marché des stablecoins.

Les chiffres sont sans appel : les stablecoins en euro représentent moins de 0,2 % du marché mondial. Cette marginalité fragilise la position de l’euro dans les paiements numériques transfrontaliers et alimente une forme de dépendance technologique et monétaire aux États-Unis. C’est dans ce contexte qu’un nombre croissant de banques européennes initient des projets de stablecoins adossés à l’euro.

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Société Générale, précurseur de l’euro numérique privé

Société Générale a été la première grande banque française à entrer sur ce terrain. Dès 2023, sa filiale SG Forge lançait l’EUR CoinVertible (EURCV), un stablecoin euro déployé sur la blockchain Ethereum. En 2025, elle élargit son offre avec un stablecoin dollar, l’USD CoinVertible (USDCV), également conforme aux exigences réglementaires européennes.

SG Forge a adopté une stratégie d’intégration poussée dans l’écosystème crypto, en listant ses stablecoins sur les principales plateformes d’échange (Kraken, Binance, Bullish Europe) et en les déployant dans la finance décentralisée (DeFi), notamment via Uniswap et Morpho. Le groupe se positionne ainsi comme un trait d’union entre finance traditionnelle et économie blockchain, tout en assurant une conformité stricte avec le règlement MiCA.

Oddo BHF et EUROD : une banque traditionnelle entre dans la course

Le 15 octobre 2025, le groupe franco-allemand Oddo BHF lance à son tour un stablecoin euro baptisé EUROD. L’initiative est symboliquement forte : une banque vieille de 175 ans s’ouvre aux cryptoactifs en s’appuyant sur une infrastructure technique robuste, conforme à MiCA. Le stablecoin est émis sur la blockchain Polygon, avec des garanties de collatéralisation intégrale en euros.

Oddo BHF s’est entourée de partenaires stratégiques : Fireblocks pour la sécurité et la tokénisation, Flowdesk pour la liquidité, et Bit2Me pour la distribution sur les marchés européens. L’EUROD vise une double cible : les particuliers via les plateformes partenaires, et les institutions financières à travers des services sur mesure.

Les consortiums bancaires européens s’unissent

Au-delà des initiatives individuelles, deux consortiums majeurs sont en cours de constitution. Le premier, composé de neuf grandes banques européennes (ING, UniCredit, CaixaBank, etc.), prévoit de lancer un stablecoin en euro conforme à MiCA dès 2026. Une entité dédiée a été créée aux Pays-Bas pour porter le projet, avec pour ambition d’assurer une couverture géographique paneuropéenne.

Le second consortium, plus large et international, rassemble dix grandes banques mondiales, dont BNP Paribas, Deutsche Bank, Citi, Barclays et Goldman Sachs. Leur objectif : créer un stablecoin multi-devises adossé aux principales monnaies du G7. Ce projet reste à un stade exploratoire mais montre l’intérêt stratégique croissant des banques pour ces instruments.

MiCA : un atout européen encore peu capitalisé

Le règlement MiCA aurait pu offrir à l’Europe un avantage compétitif. C’est le premier cadre juridique complet pour les crypto-actifs à l’échelle continentale. Il impose une transparence des réserves, une collatéralisation complète, des audits réguliers et une interdiction des rendements sur les stablecoins, afin d’éviter toute désintermédiation bancaire massive.

Mais son application reste fragmentée. Certaines autorités nationales peinent à harmoniser leur interprétation du texte, et les émetteurs américains comme Tether ont préféré se retirer du marché européen plutôt que de s’y conformer. D’autres, comme Circle, ont au contraire obtenu leur agrément et s’imposent sur le marché euro avec leur stablecoin EURC. L’Europe régule, mais ne domine pas.

Vers une souveraineté monétaire partagée

Les initiatives bancaires actuelles démontrent qu’il est possible de développer une alternative crédible aux stablecoins en dollars, sans attendre l’euro numérique public, dont le lancement est prévu au plus tôt en 2029. Plusieurs responsables européens, dont le gouverneur de la Banque de France, appellent à un écosystème hybride où l’innovation privée et la régulation publique coexistent.

Les stablecoins privés bancaires permettent déjà des paiements transfrontaliers instantanés, des règlements d’actifs numériques, et des intégrations dans des chaînes logistiques complexes. Leur adoption institutionnelle est en forte croissance, portée par les besoins des entreprises et les avancées technologiques des acteurs européens.

L’Europe à l’heure des choix monétaires stratégiques

L’Europe a désormais tous les outils pour affirmer sa souveraineté monétaire dans l’économie numérique : un cadre réglementaire clair, des banques engagées, une expertise technologique croissante. Mais elle fait face à un marché où les effets de réseau jouent massivement en faveur du dollar.

La prochaine étape consistera à harmoniser les efforts, établir des standards communs, et mutualiser les infrastructures pour éviter une fragmentation contre-productive. L’objectif n’est plus seulement de créer des stablecoins en euro, mais de bâtir une infrastructure monétaire numérique propre à l’Europe, interopérable, sécurisée et largement adoptée.



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