Résumé Résumé
« Je m’appelle Bruno, j’ai 42 ans. En 2012, j’ai créé une entreprise avec mon frère. Lui est ingénieur, moi j’ai fait une école de commerce. On a monté une boîte spécialisée dans la fabrication et la distribution de composants hydrauliques pour la maintenance industrielle et les chantiers de construction. Un secteur très technique, pas vraiment visible, mais solide et porteur.
On a démarré à deux, dans un petit entrepôt des Yvelines. On a développé la boîte progressivement, en réinvestissant tout ce qu’on pouvait. En 2022, on avait une cinquantaine de salariés. Je m’occupais de l’organisation, des achats, de la relation client et du développement commercial. Je travaillais tout le temps. Des semaines à rallonge, des mails à 23h, des réunions le samedi matin. J’étais pris dans le rythme, sans recul. C’est ce qui a fini par me coûter mon couple.
« Je me suis retrouvé face à un vide que je n’avais pas anticipé »
Ma femme est partie début 2023. On était ensemble depuis douze ans, on avait deux enfants. Elle me reprochait de ne plus être là, d’être absorbé par le boulot. Elle avait raison. Tout tournait autour de l’entreprise, et j’étais incapable de ralentir. Quelques mois après le divorce, un groupe chinois nous a approchés. Ils voulaient racheter la boîte pour s’implanter en Europe. L’offre était bonne. On a vendu. Ma part s’est élevée à 6,4 millions d’euros, nets. Je pensais que ça allait me libérer. En réalité, je me suis retrouvé face à un vide que je n’avais pas anticipé.
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Aujourd’hui, je vis entre Paris et la Côte basque. J’ai acheté une maison à Biarritz, j’y passe une bonne partie de l’année. J’ai aussi un appartement dans le Marais, à Paris. Je bouge entre les deux. Je vais au restaurant, je vois quelques amis, je lis beaucoup, je m’informe. Je fais un peu de sport, je vais marcher. Mais tout ça n’est pas très structurant.
Je me suis mis au poker. C’était un peu par curiosité, au début. J’ai même fait un séjour à Las Vegas. Tournois, grands hôtels, ambiance feutrée, tout ce qu’on imagine. Ça m’a occupé un moment, ça m’a permis de retrouver un peu de tension, mais très vite, c’est devenu mécanique. J’ai arrêté. Je suis souvent seul. Pas par choix, mais parce que les autres sont occupés. La plupart de mes amis bossent encore, ils sont pris dans leur quotidien. Moi, j’ai tout le temps devant moi, mais je ne sais pas comment l’utiliser.
« Je suis en colère contre le système français »
Je n’ai pas envie de remonter une boîte. Et je n’ai pas envie non plus de faire semblant d’être occupé. J’ai mis un peu d’argent dans deux start-up, j’ai refusé plusieurs propositions de consulting. J’ai même pensé me lancer dans l’immobilier, mais rien ne me donne vraiment envie. Et je n’ai plus besoin de le faire.
Je suis en colère contre le système français. Ici, dès que tu réussis, on te le reproche. Les impôts, la fiscalité, la suspicion permanente… C’est très décourageant. J’ai créé de l’emploi, j’ai payé mes charges, j’ai respecté les règles. Et pourtant, au moment de la vente, j’ai eu l’impression d’être traité comme quelqu’un qu’il fallait faire payer. Ça m’a écœuré. Ça m’a coupé l’envie de réinvestir ici.
J’ai réussi, sur le papier. Mais je n’ai pas trouvé ce qui vient après. Je n’ai pas de plan, pas d’objectif. Et je sens bien que je m’éteins doucement, sans cadre ni tension. Ce n’est pas de la dépression, c’est autre chose. Une forme de flottement permanent. Je sais que je suis privilégié. Je ne cherche pas à me plaindre. Mais je suis là, à 42 ans, avec du temps, de l’argent, et plus aucun moteur. »