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Le 14 mars 2024, dans les colonnes de Marianne, Périco Légasse publie une tribune au ton tranchant intitulée : « Le camembert Président, ce fromage d’infamie qui salit la Normandie ». Le journaliste gastronomique, connu pour son franc-parler, y fustige une figure emblématique de l’agro-industrie française : le camembert Président, produit phare du groupe Lactalis. Il conclut son texte par une formule devenue virale : « Libre à Emmanuel Besnier de produire sa merde pasteurisée, mais qu’il ne salisse pas la Normandie avec ».
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Lactalis : le mystère Emmanuel Besnier
L’attaque est frontale et n’est pas restée sans réponse. En mai 2024, Lactalis engage une procédure judiciaire contre CMI France, éditeur de Marianne, et contre Légasse, pour propos jugés dénigrants. Le groupe réclame 45 000 euros de dommages et intérêts ainsi que le retrait de l’article. La défense invoque la diffamation visant une personne physique – Emmanuel Besnier –, mais les juges refusent cette requalification. Le fond de l’affaire sera donc examiné en tant que dénigrement commercial.
Ce n’est pas la première confrontation entre le journaliste et le géant laitier. En 2015, Légasse avait déjà été condamné à 5 000 euros pour des propos similaires sur France Culture.
Un affrontement au cœur des tensions agroalimentaires françaises
Cette nouvelle offensive judiciaire intervient dans un contexte explosif pour Lactalis. Au printemps 2024, le groupe fait l’objet d’une enquête du Parquet national financier pour fraude fiscale aggravée. Des perquisitions sont menées au siège à Laval, à Paris, et au domicile d’Emmanuel Besnier. L’enquête porte sur des montages fiscaux impliquant des filiales au Luxembourg et en Belgique, remontant à 2006. En décembre, Lactalis conclut un accord avec le fisc français pour 475 millions d’euros.
Mais le climat reste tendu. Le groupe est également mis en examen pour tromperie aggravée et blessures involontaires dans l’affaire du lait infantile contaminé de 2017. L’attaque contre Périco Légasse ne survient donc pas dans un vide médiatique, mais au milieu d’une séquence défavorable pour l’image du groupe.
Le camembert Président exclu des références à la Normandie
L’affaire Légasse s’inscrit aussi dans un débat plus large sur l’étiquetage des produits alimentaires et la protection des appellations. Le 10 janvier 2025, un arrêt majeur de la Cour administrative d’appel de Nantes interdit aux camemberts pasteurisés d’utiliser des références visuelles à la Normandie, sauf mention discrète au dos de l’emballage. Seules les AOP au lait cru conservent ce droit.
La décision valide les critiques de Légasse et consacre juridiquement ce que les défenseurs des AOP dénonçaient depuis longtemps : une « confusion organisée » entre produits industriels et fromages fermiers. En 2025, les camemberts AOP ne représentent plus que 10 % du marché, contre 90 000 tonnes de camembert pasteurisé dominé par les grands groupes.
Vers une jurisprudence sur la critique des produits industriels
Le procès entre Légasse et Lactalis pose une question centrale : jusqu’où peut aller un journaliste dans sa critique des produits industriels ? L’affaire dépasse ses protagonistes. Elle touche à la liberté d’expression, à la défense du patrimoine gastronomique, et à la place des multinationales dans le débat public.
D’un côté, un chroniqueur engagé, héritier de Jean-Pierre Coffe, défenseur du goût et du terroir. De l’autre, Emmanuel Besnier, PDG silencieux à la fortune estimée à plus de 22 milliards d’euros, chef d’un empire agroalimentaire sous pression.
La justice tranchera, mais dans l’opinion, le débat est déjà lancé. Ce bras de fer entre critique et industrie pose les fondations d’une jurisprudence possible sur la frontière entre liberté éditoriale et intérêts économiques.


