Bertrand Rondepierre, l’inconnu qui façonne l’armée française de demain

Il dirige l’IA militaire française, mais personne ne connaît son nom. Voici l’homme derrière le supercalculateur le plus secret d’Europe.

Résumé Résumé

Le 1er mai 2024, la France annonçait la création officielle de l’Agence ministérielle de l’intelligence artificielle de défense (AMIAD), rattachée directement au ministre des Armées. Une structure inédite, pensée pour répondre à une urgence géopolitique et technologique : doter la défense française de capacités souveraines en intelligence artificielle, dans un contexte de conflits hybrides et de compétition mondiale. À sa tête, un homme inconnu du grand public, mais central dans les arcanes de la stratégie numérique de l’État : Bertrand Rondepierre.

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En quelques mois, cet ingénieur de 33 ans a structuré une organisation de rupture, recruté plus d’une centaine d’experts, lancé plusieurs projets à impact opérationnel immédiat, et mis en service le plus puissant supercalculateur classifié d’Europe. Mais au-delà des chiffres et des annonces, c’est un changement de modèle que porte l’AMIAD. Une transformation structurelle dans laquelle Bertrand Rondepierre joue un rôle à la fois technique, politique et doctrinal.

Leadership technologique

L’AMIAD incarne une volonté politique rare par son positionnement : ni simple agence de coordination, ni laboratoire de recherche déconnecté du terrain. Elle agit comme un bras armé technologique du ministère des Armées, avec une mission clairement assumée par son directeur : « Il s’agit de s’outiller pour gagner la guerre. » Une formule sobre, mais révélatrice d’un changement de paradigme : l’intelligence artificielle n’est plus un objet de prospective, elle devient un facteur de supériorité opérationnelle immédiate.

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Structurée autour de deux pôles – un centre de recherche implanté sur le campus de l’École Polytechnique à Palaiseau et un pôle technique situé à Bruz, sur le site de la DGA-Maîtrise de l’Information – l’agence se veut à la fois agile et ancrée. Cette organisation hybride traduit l’intention de faire converger l’excellence scientifique française avec les exigences du terrain militaire.

Un parcours académique d’élite

À l’origine de cette trajectoire, une formation scientifique rigoureuse, méthodique et sans faille. Bertrand Rondepierre entre à l’École Polytechnique en 2010, dans une promotion encore marquée par la culture de l’excellence académique au service de l’État. Il s’y spécialise en mathématiques appliquées, avec un intérêt prononcé pour les probabilités et les statistiques, fondements de l’apprentissage automatique. Il prolonge cette formation par un double cursus particulièrement sélectif : le diplôme d’ingénieur de Télécom Paris et le master MVA de l’ENS Cachan, référence mondiale en intelligence artificielle et vision par ordinateur.

Ce socle académique, construit sur les mathématiques, l’ingénierie et l’algorithmie, le distingue dans un paysage où peu de profils combinent expertise technique de haut niveau et capacité à diriger des projets stratégiques complexes. Une aptitude déjà repérable dès ses années étudiantes, lorsqu’il préside l’édition 2012 du Jumping de l’X, un concours équestre international rassemblant 5 000 spectateurs, 200 000 euros de budget, et une équipe multiculturelle de vingt étudiants. La gestion de la diversité, la rigueur dans l’exécution et la clarté dans la conduite d’un projet d’envergure forment dès cette époque les premières expressions de son style de leadership.

Rapporteur de la mission Villani

C’est à la Direction générale de l’armement qu’il fait ses premières armes professionnelles, dès 2013. Il y reste cinq ans, occupant des fonctions d’architecte IA et big data, puis de chef de projet sur des programmes sensibles. Il y pilote notamment le projet ARTEMIS, qui introduit des technologies d’intelligence artificielle dans les systèmes d’information du ministère, du renseignement à la maintenance prédictive. Il y apprend la complexité de l’innovation dans un environnement régulé, la négociation interinstitutionnelle, la gestion de la confidentialité, et la structuration d’un projet technique dans un cadre budgétaire contraint.

C’est également durant cette période qu’il est nommé rapporteur de la mission Villani sur l’intelligence artificielle. De septembre 2017 à mars 2018, il co-rédige le rapport stratégique « Donner un sens à l’intelligence artificielle », remis au Premier ministre. À 26 ans, il participe à la définition de la politique publique française sur un domaine technologique central pour la décennie à venir. Il y développe un regard systémique sur les dynamiques d’innovation, les rapports entre industrie et recherche, et les mécanismes de décision de l’État.

Mais c’est à Londres, chez Google DeepMind, qu’il prend véritablement la mesure des dynamiques industrielles de l’IA à grande échelle. De 2018 à 2023, il y dirige les « Future Products Programs », gère un portefeuille de 450 chercheurs, pilote les équipes Google Brain à Paris, et coordonne des projets portant sur les frameworks IA, la génération de médias ou encore l’architecture des clouds de recherche. Il y acquiert des méthodes de management collaboratif, une culture du résultat, et une expertise rare dans l’internationalisation de la recherche en IA.

Ce passage au sein d’un des laboratoires les plus avancés au monde marque une étape décisive : Bertrand Rondepierre devient un interlocuteur de premier plan dans l’écosystème mondial de l’intelligence artificielle, capable de dialoguer aussi bien avec les scientifiques qu’avec les stratèges, les développeurs, ou les militaires.

Des capacités opérationnelles immédiates

L’AMIAD est à la fois le prolongement et le retournement de cette trajectoire. Créée en réponse à la montée des tensions géopolitiques et à la centralité croissante des technologies dans la guerre moderne, elle se donne pour objectif d’intégrer rapidement des capacités d’IA dans l’appareil militaire français. L’agence se distingue par une logique de co-construction avec les forces armées : elle ne développe pas pour, mais avec les opérationnels.

Cette orientation se traduit dans des projets aux usages immédiats. Le démonstrateur OASIS, conçu avec la DGA, permet de détecter et de neutraliser des drones par brouillage sélectif intelligent. Le système PROTEUS, développé avec l’armée de Terre, apporte une assistance à la visée pour intercepter des cibles mobiles. Une dizaine d’IA spécialisées ont déjà été déployées dans le domaine du renseignement. Et l’agent conversationnel Génial, développé avec le Secrétariat général pour l’administration, sera prochainement accessible à l’ensemble des agents du ministère.

Vers une IA souveraine

Au cœur de cette stratégie se trouve une conception exigeante de la souveraineté technologique. Le projet de supercalculateur classifié, installé au Mont-Valérien et développé en partenariat avec HPE et Orange, incarne cette ambition. Totalement déconnecté d’Internet, administré uniquement par des citoyens français habilités défense, il permettra l’entraînement de modèles IA hautement sensibles sans dépendance aux infrastructures étrangères. Ce projet, qui s’inscrit dans une coordination interministérielle avec la DGA, la DGSE, le CEA et la DIRISI, traduit une volonté claire : maîtriser les chaînes critiques de l’innovation de défense.

Cette souveraineté n’exclut pas les partenariats. En mars 2025, l’AMIAD signe un protocole d’accord stratégique avec Mistral AI, entreprise française émergente dans le domaine de l’IA générative. Ce partenariat, franco-français, illustre la capacité de l’agence à nouer des alliances équilibrées avec le secteur privé sans renoncer à ses exigences de sécurité et de contrôle.

Bertrand Rondepierre n’élude pas les questions éthiques que soulève l’IA militaire. Il défend une position claire, alignée sur la doctrine française : refus des systèmes d’armes létaux autonomes, maintien de la responsabilité humaine dans la boucle décisionnelle, coopération avec le Comité d’éthique de la défense. Pour lui, l’innovation ne vaut que dans un cadre de responsabilité qui garantit la permanence du commandement.

Cette vision s’accompagne d’un travail de structuration stratégique à long terme. Il anticipe dès aujourd’hui l’intégration de l’intelligence artificielle dans les futurs programmes majeurs comme le SCAF (Système de combat aérien du futur) ou le porte-avions de nouvelle génération. Plutôt que de se focaliser sur des briques technologiques isolées, il privilégie une réflexion sur les architectures globales, capables d’évoluer et de durer dans le temps.



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