Souveraineté numérique : quand EDF veut vendre une pépite française à une firme US

Peut-on encore parler de souveraineté industrielle quand EDF cherche à vendre Exaion à une firme étrangère ? Une décision qui interroge l’État.

Alors qu’Exaion, filiale stratégique d’EDF spécialisée dans le cloud décarboné et les technologies Web 3.0, fait l’objet d’un projet de cession à l’américain Mara Holdings, l’affaire déclenche un débat de fond sur la capacité de la France à défendre ses actifs technologiques. Enjeu industriel, signal politique, question de souveraineté numérique : la vente d’Exaion cristallise toutes les contradictions d’un pays pris entre impératif d’investissement et dépendance extérieure croissante.

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Exaion, acteur clé du cloud souverain français

Créée en 2019 par EDF, Exaion s’est imposée comme un acteur singulier du cloud souverain en France. À contre-courant des géants hyperscalers américains, l’entreprise propose des services de calcul haute performance en valorisant des supercalculateurs reconditionnés, alimentés par l’électricité excédentaire du groupe. Une infrastructure à faible empreinte carbone, pensée dès l’origine pour garder les données sur le territoire national. En 2024, elle obtient l’enregistrement PSAN, ce qui lui permet de fournir des services financiers régulés aux institutions, notamment en conservation d’actifs numériques. Exaion multiplie alors les partenariats, notamment avec Forge (filiale blockchain de Société Générale), et s’impose comme un point nodal du Web 3.0 français.

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Cette trajectoire en fait un actif hautement stratégique. Et pourtant, EDF envisage sa cession à une entreprise étrangère, mettant en cause les investissements publics engagés, l’autonomie numérique du pays, et la place de la France dans la compétition mondiale des infrastructures numériques.

Mara Holdings : une proposition de rachat alarmante

La société pressentie pour racheter Exaion n’est pas un acteur marginal. Mara Holdings, firme américaine spécialisée dans le minage de Bitcoin, affiche une santé financière insolente : un chiffre d’affaires en hausse de 64 % au deuxième trimestre 2025, un bénéfice net de plus de 800 millions de dollars, et une puissance de calcul multipliée par 280 depuis ses débuts. En parallèle de son activité historique, Mara déploie une stratégie de diversification agressive : acquisition de bitcoins par dizaines de milliers, levée de plus de 950 millions de dollars pour financer ses achats, et expansion vers l’intelligence artificielle et le calcul haute performance.

C’est dans ce cadre que s’inscrit l’acquisition d’Exaion, perçue par Mara comme une tête de pont pour développer des capacités d’inférence IA en Europe. Une orientation qui positionne la firme bien au-delà du seul secteur crypto : c’est désormais un concurrent des acteurs du cloud industriel. Pour la France, c’est un signal d’alerte.

La vente potentielle d’Exaion ne relève pas de l’anecdote mais illustre une tendance de fond. Selon une étude publiée en 2025 par l’Adan, seulement 32 % des levées de fonds dans la crypto européenne sont financées par des capitaux du continent. Les États-Unis, eux, représentent 55 % des levées supérieures à 100 millions d’euros. Une domination renforcée par la profondeur de leurs marchés financiers, l’appétit pour le risque de leurs fonds institutionnels et un environnement réglementaire plus permissif.

Cette asymétrie place les start-up européennes dans une dépendance structurelle vis-à-vis des grands fonds américains, qui captent une part croissante de la valeur technologique générée sur le continent. L’affaire Exaion devient ainsi un cas d’école : une technologie française développée au sein d’un groupe public, dotée de partenariats nationaux, pourrait basculer sous contrôle étranger. Un transfert de souveraineté par voie financière.

Les limites du contrôle des investissements étrangers

Face à ce risque, l’État dispose d’un mécanisme : le contrôle des investissements étrangers en France (IEF). En 2024, 392 dossiers ont été déposés, contre 309 en 2023. L’activité de contrôle s’intensifie, et le nombre d’autorisations assorties de conditions progresse de dix points (54 % contre 44 % un an plus tôt). Six investissements ont même été refusés sur la période 2022–2024, un fait sans précédent depuis la création du dispositif.

Le cadre légal a été renforcé début 2024 avec l’extension du périmètre IEF aux matières premières critiques, à l’énergie bas carbone, ou encore à la sécurité pénitentiaire. Les nouvelles lignes directrices publiées en juillet 2025 précisent les critères d’éligibilité et reprennent la logique du décret Montebourg de 2014, élargissant la notion d’ »activités essentielles à la garantie des intérêts du pays ».

Malgré ces évolutions, le dispositif reste partiellement inadapté. Un rapport parlementaire publié en mai pointe un ciblage insuffisant des outils, des failles dans la liste des intérêts économiques de la nation, et une complexité croissante des procédures. La plateforme numérique IEF, déployée depuis octobre 2023, a permis de fluidifier les démarches, sans pour autant combler les limites structurelles du contrôle.

EDF face à ses responsabilités stratégiques

Que cherche EDF en cédant Exaion ? Officiellement, il s’agit de répondre à un besoin de financement pour accompagner la croissance rapide de la filiale. Mais cette justification interroge : pourquoi ne pas chercher des partenaires européens ou des solutions de financement public, alors même qu’Exaion incarne la convergence entre transition énergétique, transformation numérique et souveraineté industrielle ?

Alors que l’électricien avait annoncé avoir conclu un accord avec Mara Holdings, le ministère de l’Économie a demandé à EDF de suspendre la transaction. Cette demande de mise en pause vise à revoir les conditions de la cession, et reflète la sensibilité politique du dossier. Le gouvernement, qui soutient publiquement la souveraineté numérique et la réindustrialisation, ne peut se permettre un désengagement perçu comme contradictoire avec ses priorités affichées.

Trois scénarios sur la table

À ce jour, trois hypothèses sont envisagées. EDF pourrait choisir de conserver Exaion dans son giron, en recherchant un financement alternatif. Cette option nécessiterait un engagement de l’État ou de partenaires européens. La deuxième voie consisterait à trouver un repreneur européen — une perspective soutenue par Bercy — susceptible d’offrir les mêmes garanties technologiques et industrielles. Enfin, la vente à Mara Holdings pourrait être autorisée, à condition de respecter un cahier des charges strict : maintien des activités en France, garanties d’emploi, limitations sur les transferts de propriété intellectuelle, obligations d’investissement local.

La procédure IEF est en cours. Elle dispose de 30 à 75 jours ouvrés pour aboutir. L’autorisation ne sera accordée qu’à l’issue d’un processus d’examen approfondi, incluant potentiellement d’autres approbations liées aux services financiers d’Exaion.



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