Carmat, pionnière française du cœur artificiel, est au bord du gouffre. Placée en redressement judiciaire, l’entreprise ne doit sa survie qu’à une injection de fonds de dernière minute par son président du conseil, Pierre Bastid, également seul candidat à sa reprise. Le tribunal de commerce de Versailles devait statuer le 19 août, mais a repoussé sa décision au 30 septembre. D’ici là, l’avenir de Carmat – et avec lui, trente ans de recherche et plus de 500 millions d’euros d’investissements publics et privés – reste suspendu à un fil.
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Carmat, une entreprise à bout de souffle
Créée en 2008, introduite en Bourse en 2010, Carmat a porté l’ambition française de développer le premier cœur artificiel autonome et implantable à long terme. L’entreprise s’est heurtée à des obstacles techniques, industriels et réglementaires, mais elle était parvenue à commercialiser le cœur Aeson, conçu comme une solution transitoire pour les patients en attente de greffe.
Le 1er juillet 2025, Carmat a été placée en redressement judiciaire, incapable d’honorer ses engagements financiers. Le défaut de paiement résulte de l’impossibilité à lever les fonds nécessaires pour régler ses créanciers. Une procédure de sauvegarde de l’activité a été engagée, avec l’espoir de trouver un repreneur. L’action, cotée à 0,47 euro, avait été suspendue le 13 août. Elle a repris sa cotation le 21 août, dans un climat de forte incertitude.
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Signal positif
Initialement attendue le 19 août, la décision du tribunal des activités économiques de Versailles a été repoussée au 30 septembre, à la demande du seul repreneur en lice, Pierre Bastid. Ce délai supplémentaire doit lui permettre de finaliser son offre de reprise et de lever les conditions suspensives. Ce sursis est intervenu au prix d’un geste fort : Bastid a injecté 1,3 million d’euros pour assurer la trésorerie de court terme. Cette somme, non remboursable, restera acquise à Carmat quelle que soit l’issue de la procédure.
Pour la direction de l’entreprise, ce geste constitue un signal positif. Le PDG, Stéphane Piat, a salué une « très bonne nouvelle » et mis en avant l’engagement personnel de Bastid, qui prolonge ainsi la vie de l’entreprise à ses frais. Mais ce report a aussi suscité des réactions contrastées en interne. Les salariés, qui espéraient une issue rapide à leur incertitude, ont exprimé leur frustration face à ce nouveau délai. L’attente pèse sur une organisation à l’arrêt, où chaque jour supplémentaire fragilise un peu plus les perspectives.
Pierre Bastid : l’homme providentiel ?
À 66 ans, Pierre Bastid connaît bien Carmat. Administrateur depuis 2018, il est président de son conseil d’administration depuis juin 2024, mandat reconduit en 2025. Il détient entre 17 % et 20 % du capital via sa société d’investissement Lohas. Son offre de reprise est portée par Hougou, un family office de droit belge.
Son parcours industriel est solide. Il a dirigé plusieurs groupes, dont Schneider Electric, Valeo, Thomson Télévision Components, puis Converteam (ex-Alstom Power Conversion), qu’il revendit à General Electric en 2011 pour 3,5 milliards d’euros. Ce succès entrepreneurial lui a permis de constituer une fortune professionnelle qu’il a partiellement investie dans Carmat depuis 2016.
L’offre de reprise s’élève à un million d’euros, mais elle est adossée à un engagement d’investissement de 150 millions d’euros sur cinq ans, dont 40 millions dès janvier prochain. Pour financer l’opération, Bastid a mis en vente un bien immobilier à New York, estimé à 76 millions de dollars. Il prévoit de reprendre 138 des 153 salariés recensés à la fin 2024, ainsi que tous les contrats nécessaires à la poursuite de l’activité. La relance industrielle envisagée repose sur une montée en cadence rapide : jusqu’à 500 prothèses par an. Il table également sur une hausse du prix de vente de l’Aeson, actuellement autour de 167 000 euros, de l’ordre de 15 à 20 %.
Ses motivations sont multiples : attachement au projet technologique, conviction quant au potentiel de l’innovation, et intérêt financier à moyen terme. Pour lui, « la technologie fonctionne, le produit est magnifique, il manquait juste une vision industrielle ». Il insiste sur l’ampleur du besoin médical : près de 200 000 personnes meurent chaque année d’insuffisance cardiaque dans le monde, un chiffre qui ne baisse pas.
Des activités gelées
Dans l’attente de la décision du tribunal, Carmat a suspendu toute nouvelle implantation du cœur Aeson, qu’elle soit commerciale ou clinique. Les activités sont limitées au suivi des patients déjà implantés et aux démarches réglementaires essentielles en vue d’un éventuel redémarrage. La société concentre ses efforts sur la préservation de ses capacités critiques, sans perspective immédiate de relance.
L’objectif industriel des 500 unités annuelles reste éloigné. En 2024, seuls 42 cœurs Aeson ont été implantés. Au premier trimestre 2025, le chiffre s’élève à 16. La version actuelle du cœur ne permet pas encore d’atteindre la rentabilité. Une nouvelle génération est en cours de développement, mais son avenir dépendra directement de l’issue judiciaire.
À ce jour, l’offre de Pierre Bastid est la seule déposée. La société précise qu’il n’existe « aucune assurance que l’offre aboutisse ». En cas d’échec — par défaut de levée des conditions suspensives ou rejet du tribunal — la liquidation judiciaire serait immédiate. Cela entraînerait la perte totale de l’investissement des actionnaires, et des pertes significatives pour la majorité des créanciers.
Même en cas d’acceptation de l’offre, la structure juridique actuelle de Carmat devra être liquidée. Les actifs seraient transférés à une nouvelle entité, mais les pertes pour les actionnaires actuels seraient de toute façon quasi totales, compte tenu du niveau de passif. Cette double hypothèse, reprise ou non, implique une liquidation à court terme, avec des conséquences identiques pour les investisseurs.
Autre incertitude : l’aval de l’État français. Le secteur médical est considéré comme stratégique. La reprise par Hougou, société de droit belge, devra être validée par le ministère de l’Économie. Une décision défavorable pourrait bloquer l’opération, malgré l’accord du tribunal.
Enfin, même en cas de liquidation, Carmat s’est engagée à maintenir le support des patients porteurs d’un cœur Aeson.
Le 30 septembre, date décisive
La date du 30 septembre est désormais l’ultime échéance. Le tribunal devra se prononcer sur la validité de l’offre Bastid et sur la pérennité d’un projet industriel unique au monde. Derrière les aspects techniques et financiers se joue le sort d’une innovation de rupture dans la lutte contre l’insuffisance cardiaque. Carmat incarne une promesse de médecine augmentée à haute valeur humaine. Son effacement laisserait un vide dans l’écosystème français de la santé et de l’innovation.