May Habib, de réfugiée à entrepreneure géniale

Comment May Habib, immigrée libanaise survivante de la guerre, a-t-elle bâti Writer, une licorne de l’IA valorisée à 1,9 milliard ? Plongée dans un destin à la croisée des mondes.

Quand elle évoque son enfance, May Habib parle d’un village « où il y avait probablement seulement dix maisons ». Marjaayoun, dans le sud du Liban, à la frontière syrienne, était un monde à part, éloigné de l’économie nationale, en marge de l’État. Une zone grise, où l’on ne se sentait « ni vraiment libanais, ni vraiment syrien ». C’est là qu’elle voit le jour, aînée d’une fratrie de huit enfants. En 1990, sa mère prend une décision sans retour : fuir la guerre. À Damas, l’ambassadeur du Canada tamponne les papiers d’immigration après une seule phrase : « Je veux emmener mes enfants loin de la guerre. » May a huit ans. Elle ne le sait pas encore, mais cette fracture initiale va tracer une ligne directe entre une enfance dans l’ombre des conflits et une position centrale dans l’avenir de l’intelligence artificielle.

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Installée à Windsor, en Ontario, au croisement industriel du Canada et de Detroit, May Habib découvre un nouveau monde – plus sûr, mais tout aussi complexe. Elle grandit entourée d’enfants plus riches, souvent éloignés culturellement. Son père tient un atelier d’outillage et de matrices dans le secteur automobile ; ses premiers emplois sont dans l’usine, « entièrement masculine », où elle apprend à observer, à naviguer dans un univers où elle est en minorité. « J’ai appris à être confortable dans l’inconfort, à avoir peur mais à continuer quand même », dira-t-elle plus tard. Cette capacité à lire les signaux faibles, à s’adapter sans se diluer, devient un trait distinctif de son parcours.

Harvard, Lehman Brothers, etc.

Elle intègre Harvard au début des années 2000, où elle étudie l’économie et les civilisations du Proche-Orient. Mais c’est sa participation au Harvard Crimson, le journal étudiant, qui façonne durablement son rapport à la communication. Elle y dirige la section « news », encadre des dizaines de rédacteurs, et couvre des sujets allant de la santé mentale aux luttes syndicales. Cette expérience nourrit une conviction : que la langue est un levier de pouvoir, que maîtriser le langage, c’est comprendre – et influencer – les structures. Le Crimson lui enseigne à articuler efficacité, clarté et sens politique. C’est aussi à cette époque qu’émerge l’idée, encore diffuse, que « la langue que vous parlez à la naissance ne devrait pas impacter le type de vie que vous menez ».

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Son projet initial était académique. Finaliste pour la bourse Rhodes, elle prévoit un doctorat. Mais faute de financement, elle accepte un poste chez Lehman Brothers. Elle y découvre une passion inattendue pour la finance, dans l’équipe Fusions & Acquisitions dédiée aux technologies. Les responsabilités sont considérables : IPO, levées de dette, transactions à plusieurs milliards. Elle travaille sur le dossier Verifone, suit la crise de 2008 de l’intérieur. La faillite de la banque la conduit chez Barclays, où elle attire l’attention du fonds souverain d’Abu Dhabi, Mubadala. Elle parle arabe, connaît la finance, est l’analyste la mieux classée de son groupe. Elle accepte l’offre, déménage à Abu Dhabi et rejoint une équipe resserrée chargée d’investissements stratégiques dans les technologies mondiales. En quatre ans, elle participe à des transactions totalisant 4 milliards de dollars, dont des prises de participation dans AMD ou GlobalFoundries. Elle gère la diligence, les flux financiers, les négociations. Ce rôle l’expose à l’économie mondiale dans ses dimensions concrètes : géographie, puissance, capital.

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Writer, une alternative éthique dans l’IA

C’est cette convergence – entre sens stratégique, expertise technologique et obsession du langage – qui donne naissance, en 2015, à Qordoba, sa première entreprise. L’idée : rendre la communication mondiale plus fluide, moins dépendante des frontières linguistiques. Qordoba propose une plateforme de gestion de contenu multilingue pour les entreprises. Visa devient le premier client significatif, suivi par Sephora, la NBA ou Condé Nast. Elle lève plus de 20 millions de dollars, construit une équipe de 31 personnes, et s’appuie sur un réseau de 650 linguistes dans 30 pays. La rencontre avec Waseem AlShikh, ingénieur syrien avec qui elle partage une vision similaire, s’opère via Twitter. Ensemble, ils travailleront dix ans.

En 2020, ils fondent Writer, une entreprise d’IA générative qui marque un changement d’échelle. Writer développe ses propres modèles de langage, la famille Palmyra, capables de traiter un million de tokens de contexte, optimisés pour les besoins spécifiques des entreprises. L’entreprise affiche des résultats techniques remarquables : Palmyra X5 rivalise avec les modèles les plus avancés du marché tout en étant entraîné avec un budget de seulement un million de dollars. Writer ne se contente pas de produire des modèles. Elle propose un environnement complet d’intégration, d’automatisation et d’outillage pour les grandes entreprises. Uber, Salesforce, Qualcomm, Mars ou encore Intuit sont parmi les clients. Le retour sur investissement moyen est de 9x, le taux de rétention net des revenus atteint 160 %.

Un leadership moderne

Mais c’est la vision qui distingue Writer. May Habib refuse une IA remplaçante. Elle conçoit une IA amplificatrice : qui soutient les équipes, fluidifie les processus, améliore la qualité sans éroder l’humain. Cette philosophie se traduit dans la culture d’entreprise. Plus de 60 % des cadres dirigeants sont des femmes. Les minorités y sont majoritaires. Elle attribue cette diversité à son attention permanente aux micro-exclusions, elle-même issue de son expérience d’immigrante : « Je remarque qui dans la salle pourrait se sentir exclu et je m’assure que ces personnes reçoivent des rôles et responsabilités significatifs. » La diversité n’est pas un effet secondaire, mais une condition de performance.

Writer est aujourd’hui valorisée à 1,9 milliard de dollars. L’entreprise a levé 326 millions, dont une série C de 200 millions menée par Premji Invest et Radical Ventures. Elle génère 50 millions de revenus récurrents annuels et prévoit de doubler ses effectifs à 600 employés. May Habib conserve environ 15 % du capital. Elle vit entre San Francisco et Londres, où résident ses deux enfants.

Au-delà de ses succès commerciaux, elle joue un rôle croissant dans les discussions globales sur l’IA. Elle intervient au Forum économique mondial, à TechCrunch Disrupt, à Slush. Elle siège au conseil de TechWadi, qui relie les entrepreneurs MENA à la Silicon Valley. Elle voit dans la technologie un moyen de redistribuer les capacités d’agir. « Nous pouvons avoir un futur où l’IA retire la dignité à beaucoup de personnes. Ou nous pouvons avoir un futur où l’IA permet plus de progrès, d’accès et de prospérité. »



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