L’agression a été d’une violence insoutenable. En mai 2025, un ouvrier chinois, identifié sous les initiales H.X., est roué de coups par son employeur après avoir réclamé le paiement de dix mille euros d’arriérés de salaire. Battu au visage avec des tuyaux en plastique et en aluminium, l’homme nécessitera quarante-cinq jours d’arrêt de travail. Derrière ce fait divers tragique se cache une réalité plus vaste : un système d’exploitation enraciné au cœur de la chaîne de production d’une des maisons les plus emblématiques du luxe italien, Loro Piana, filiale du groupe LVMH.
Cette affaire, révélée par une enquête judiciaire conduite par les autorités italiennes, conduit en juillet 2025 à la mise sous administration judiciaire de la griffe. Une mesure exceptionnelle qui, sans engager de poursuites pénales contre l’entreprise elle-même, souligne la gravité des manquements observés dans ses pratiques de sous-traitance.
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Un système en cascade, une enquête d’envergure
L’enquête est menée par les carabiniers du service de défense des conditions de travail, sous la direction du procureur adjoint Paolo Storari et du procureur général Marcello Viola, déjà à l’origine de dossiers similaires concernant Dior, Armani ou Valentino. Elle met en lumière une organisation industrielle fondée sur la dissimulation et l’optimisation des coûts par la sous-traitance en cascade.
Loro Piana confie sa production à Evergreen Fashion Group Srl, société sans moyens de production réels, laquelle délègue à Sor-Man, qui travaille avec des ateliers clandestins chinois situés à Baranzate et Senago. Ces derniers emploient des ouvriers, souvent en situation irrégulière, contraints à des rythmes extrêmes, jusqu’à 90 heures par semaine, dans des conditions décrites comme “en dessous du minimum éthique”.
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Les investigations révèlent également que les travailleurs sont logés dans les ateliers mêmes, dans des dortoirs illégaux, sans intimité, exposés à des machines dont les dispositifs de protection ont été démontés pour accélérer les cadences. La description des lieux évoque un environnement carcéral, au sein d’une industrie réputée pour son artisanat d’excellence.
Des marges colossales
Les documents judiciaires permettent de reconstituer les circuits financiers de la production. Pour une veste vendue entre 1 900 et 3 000 euros en boutique, le coût de fabrication payé par Loro Piana à son fournisseur immédiat est de 118 euros pour des commandes supérieures à cent pièces. Le fournisseur chinois, en bout de chaîne, perçoit entre 80 et 86 euros par pièce, selon qu’il réalise ou non la coupe.
Les marges dégagées sont considérables. Un bénéfice de plus de 1 000 euros par article n’est pas rare. Pour atteindre ces ratios, la maison exerce une pression continue à la baisse sur ses fournisseurs, ce que confirme le représentant légal de Sor-Man : “Loro Piana négociait les prix et les faisait baisser systématiquement”.
Cette mécanique économique, fondée sur l’optimisation, rend les conditions de production invisibles aux yeux du commanditaire final. Ce découplage structurel entre les donneurs d’ordre et les exécutants devient le terreau d’un système d’exploitation toléré, sinon encouragé.
Le 10 juillet 2025, le tribunal de Milan rend une ordonnance de 26 pages. Loro Piana est placée sous administration judiciaire pour une durée d’un an. Cette mesure préventive, et non punitive, vise à corriger les défaillances du système de contrôle de la société sans l’exclure du marché.
Les juges reprochent à l’entreprise une absence de mécanismes efficaces de vérification et d’audit. “Loro Piana a facilité par négligence l’exploitation de travailleurs”, peut-on lire dans le jugement, qui évoque une “carence généralisée” dans les modèles organisationnels.
Un administrateur judiciaire est désigné pour superviser les réformes de la maison. L’administration pourrait être levée par anticipation si l’entreprise met rapidement en œuvre les mesures de mise en conformité exigées par la justice.
La direction de LVMH et la pression de la crise
Frédéric Arnault, fils de Bernard Arnault, a pris la direction générale de Loro Piana le 10 juin 2025, un mois seulement avant l’éclatement de l’affaire. Il hérite, malgré lui, d’une crise majeure. Si sa nomination s’inscrit dans une réorganisation interne du groupe, elle prend une tout autre portée face aux événements.
LVMH, par la voix de sa directrice financière adjointe, Cécile Cabanis, adopte une ligne défensive lors de la présentation des résultats semestriels, le 24 juillet. Le groupe affirme que “le sous-traitant était dissimulé” par des niveaux intermédiaires de la chaîne, et qu’il n’était pas possible de détecter de telles pratiques “avec les outils actuels”. Il appelle à une mobilisation sectorielle, sans reconnaître de responsabilité directe.
Loro Piana, de son côté, annonce avoir rompu tout lien avec le fournisseur concerné dès le 20 mai, soit moins de 24 heures après avoir eu connaissance des faits. Pier Luigi Loro Piana, figure historique de la marque, affirme rester “absolument serein” et convaincu que l’entreprise n’a jamais eu recours à des entités exploitant des ouvriers. Une déclaration en contraste net avec les éléments du dossier.
Une industrie sous tension
L’affaire Loro Piana n’est pas isolée. Depuis 2023, plusieurs maisons de luxe ont été placées sous administration judiciaire par les mêmes magistrats milanais. Sont déjà concernés : Armani Operations, Manufactures Dior, Valentino Bags et Alviero Martini. Les pratiques révélées sont similaires : marges exceptionnelles, sous-traitance éclatée, opacité organisée.
Pour les procureurs, cette récurrence témoigne d’un mode opératoire généralisé dans l’industrie. Ils dénoncent une structure duale : une couche visible respectant les normes (codes éthiques, audits, labels), et une organisation parallèle orientée vers l’efficacité économique, déconnectée des obligations sociales et légales.
Face à la pression judiciaire, les autorités régionales, les syndicats et les grandes maisons de mode ont signé en mai un protocole d’accord. Celui-ci prévoit la création d’une base de données des fournisseurs, une mise à jour bi-annuelle des informations, et la délivrance de certificats de transparence par la région Lombardie.
Ces mesures, bien que significatives, sont jugées insuffisantes par plusieurs acteurs. Elles ciblent la surface du problème sans remettre en question les logiques économiques à l’origine de l’exploitation. Le cœur du modèle reste inchangé : une exigence de rentabilité maximale, reposant sur une main-d’œuvre vulnérable et peu visible.
Un choc pour le prestige du « Made in Italy »
Au-delà des aspects juridiques et économiques, cette affaire pose une question de fond : celle de la légitimité du luxe contemporain. Comment justifier des prix aussi élevés quand la production repose sur des pratiques que les tribunaux eux-mêmes qualifient d’inhumaines ? Que vaut encore l’image d’excellence artisanale italienne face à de telles révélations ?
Le fossé entre le récit véhiculé par les marques et la réalité du terrain devient difficile à dissimuler. Il menace la crédibilité même du secteur, à l’heure où les consommateurs, notamment internationaux, sont de plus en plus attentifs aux conditions de fabrication.