Depuis 2018, Joseph Oughourlian fait du RC Lens un laboratoire à ciel ouvert. Face à un football français financièrement fragile, le président lensois mise sur une autre voie — austérité assumée, gouvernance maison, ancrage populaire. À l’opposé des modèles inflationnistes ou centralisés, Lens teste une stratégie singulière, ambitieuse et radicalement contemporaine. Une expérience à suivre de près.
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Lens : Oughourlian, le président qui dit non
Le 14 février 2025, dans une réunion d’urgence de la Ligue de Football Professionnel, convoquée au cœur de la crise des droits télévisés, les mots de Joseph Oughourlian claquent : « Excusez-moi messieurs, on est quand même un sacré exemple de bêtise collective. » Le président du RC Lens brise le consensus, dénonçant frontalement les dérives de gouvernance de la LFP et la gestion jugée opaque de Vincent Labrune et Jean-Pierre Caillot.
Sa posture trouve un écho politique inattendu quelques mois plus tard : les travaux de la commission d’enquête du Sénat sur le « foot-business », menés par les sénateurs Laurent Lafon et Michel Savin, confirment ses critiques. La loi votée le 10 juin 2025 sur l’organisation du sport professionnel vient notamment questionner les termes de l’accord conclu avec le fonds CVC Capital Partners.
Dans le même temps, Oughourlian salue le lancement de la plateforme Ligue 1+, qu’il voit comme une tentative de réconciliation entre le football français et son public. « Une opportunité unique », écrit-il sur LinkedIn le 7 août, « de reconnecter notre championnat à ce qu’il a de plus précieux : ses supporters. » Le modèle à bas coût séduit : Nicolas de Tavernost évoque un démarrage « très encourageant », notamment auprès des moins de 26 ans.
Un président visionnaire
Né à Paris en 1972 dans une famille franco-britannique d’origine libano-arménienne, formé dans les grandes écoles (Sciences Po, HEC, Sorbonne), Joseph Oughourlian construit sa carrière entre la Société Générale et New York, où il fonde le fonds d’investissement Amber Capital. L’image du financier dominateur masque pourtant une trajectoire plus complexe, façonnée par une sensibilité à la reconstruction héritée de l’histoire familiale. Son grand-père, rescapé du génocide arménien, fut une figure de la Banque du Liban. Ce legs mémoriel irrigue une philosophie de l’action fondée sur la résilience.
En 2021, il participe à la création du Sardarapat FC en Arménie, un club qui accueille aujourd’hui 400 jeunes dans son académie, avec un partenariat technique établi avec Lens. Le nom même du club, emprunté à une bataille fondatrice de l’indépendance arménienne en 1918, témoigne d’un imaginaire post-traumatique tourné vers la reconstruction.
Cette logique irrigue aussi son engagement médiatique. Président du groupe espagnol Prisa, propriétaire d’El País et de la Cadena SER, Oughourlian est adoubé par 99,52 % des actionnaires en mai 2025. En pleine crise politique espagnole, et après le limogeage brutal de la directrice du quotidien, il réaffirme son attachement à l’indépendance éditoriale tout en plaidant pour une régulation responsable du secteur.
Un modèle économique rigoureux
À Lens, la rupture ne s’opère pas à coups d’annonces spectaculaires mais par une reconfiguration progressive des équilibres internes. En mai 2025, Joseph Oughourlian recompose l’organigramme du club. Pierre Dréossi quitte la direction générale pour devenir administrateur et représentant du club dans les instances. Benjamin Parrot, ancien directeur de la communication, formé au CELSA et fin connaisseur de la culture maison, prend les commandes de la direction générale. C’est lui qui a notamment piloté le rachat du stade et la stratégie de diversification économique. Jean-Louis Leca, ex-gardien emblématique du club, devient directeur sportif. Ce choix, loin de l’importation de profils extérieurs, favorise une gouvernance resserrée et alignée avec les valeurs du club.
Le test grandeur nature a lieu le 16 août contre l’Olympique Lyonnais. L’équipe alignera les recrues de ce nouveau cycle stratégique. Quatre mille supporters assistent à l’entraînement ouvert quelques jours avant la rencontre : signe tangible d’une base populaire toujours mobilisée.
Alors que la plupart des clubs de Ligue 1 cherchent des financements extérieurs ou s’engagent dans des politiques de dépenses peu maîtrisées, le RC Lens choisit la rigueur. Oughourlian affiche une stratégie d’austérité assumée, refusant de céder à la panique du marché.
La masse salariale passe de 40 à environ 27-28 millions d’euros, ce qui place Lens au dixième rang de Ligue 1. Le budget global chute à environ 60-65 millions d’euros, soit une baisse de 38 %. Le marché des transferts reflète cette orientation : 124 millions d’euros de ventes (notamment Khusanov, Wahi, Danso), pour 24,5 millions d’achats, soit un solde net de +35 millions. Une manière de sécuriser la pérennité du club tout en préservant l’ambition. « Être un club solide, enraciné, identitaire, qui joue constamment en L1, en titillant de temps en temps les gros », résume Oughourlian.
Cette stratégie de rigueur ne signifie pas un renoncement à l’ambition. Le 8 août, Lens officialise l’arrivée de Florian Thauvin, champion du monde 2018, pour 6 millions d’euros. Plus d’un millier de supporters se déplacent à l’aéroport de Lens pour accueillir le nouveau numéro 10, dans une scène rare dans le football français.
Thauvin apporte son expérience, sa créativité et un leadership consolidé à l’Udinese. « Sa capacité à éliminer, à marquer dans toutes les positions et à faire briller ses coéquipiers sera importante pour l’équipe », commente Jean-Louis Leca.
Parallèlement, le club investit 8 millions d’euros sur Samson Baidoo, défenseur central de 21 ans en provenance de Salzbourg. Avec 120 matchs professionnels et 16 en Ligue des Champions, il constitue la recrue la plus chère de l’ère Oughourlian. L’intervention de Kevin Danso, ancien Lensois, a permis de devancer la Juventus Turin sur ce dossier.
Lens : ancrage local et ambition globale
Le 21 mai 2025, le RC Lens devient officiellement propriétaire du stade Bollaert-Delelis pour un montant de 27 millions d’euros, bien inférieur aux estimations initiales. Le vote du conseil municipal valide l’opération, qui repose sur plusieurs engagements forts : maintien des tarifs populaires, préservation du nom du stade pour vingt ans, refus de créer des loges empiétant sur la tribune Marek. Un recours administratif, porté par le Rassemblement National, retarde la finalisation, mais la dynamique est enclenchée.
Au-delà de l’enjeu immobilier, le club revendique une nouvelle manière de penser l’ancrage : « Bollaert n’est pas qu’un lieu de match, c’est un lieu de vie. »
Joseph Oughourlian développe depuis plusieurs années un réseau de clubs à dimension humaine, sans logique impériale. À Londres, où il vit avec sa compagne britannique, il pilote un ensemble cohérent d’entités : actionnaire majoritaire des Millonarios en Colombie, propriétaire de Padoue en Italie (promu en Serie B), actionnaire minoritaire stabilisé du Real Saragosse, et fondateur du Sardarapat FC.
Contrairement à d’autres modèles tentaculaires, ce réseau repose sur l’autonomie stratégique, l’innovation collective et l’ancrage local. « Je ne veux vendre aucun club », affirme-t-il, refusant le modèle Boehly ou Red Bull. À Lens, cette approche nourrit une culture d’échange et de formation, sans centralisation.
Rigueur budgétaire, gouvernance resserrée, engagements sociaux, recrutement intelligent, mise en valeur du territoire, et critique ouverte des dérives systémiques : le Racing Club de Lens avance, pas à pas, dans une direction singulière. À rebours des récits dominants, Joseph Oughourlian expérimente un football plus responsable, articulant ambition locale et stratégie globale.
Ce 16 août contre Lyon, le projet entre dans une phase de vérification sportive. Morgan Guilavogui résume l’état d’esprit : « viser le haut de tableau malgré l’austérité ». Dans un football français traversé par les crises, le club lensois s’impose comme un espace de résistance pragmatique. Ni nostalgique ni technocratique. Un laboratoire.