Kodak : la lente agonie d’un mythe de la photographie

À 133 ans, Kodak se retrouve de nouveau au bord du gouffre. Le groupe américain, pionnier de la pellicule argentique et jadis synonyme de photographie grand public, a officiellement reconnu avoir « des doutes importants quant à sa capacité à poursuivre ses activités ». L’aveu, glissé dans un document déposé auprès du gendarme boursier américain (la SEC), a accompagné la publication de ses résultats du deuxième trimestre 2025. Il marque une étape décisive dans la lente agonie d’une entreprise qui fut l’un des emblèmes de l’industrie américaine du XXe siècle.

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La situation financière est critique. Au deuxième trimestre, Kodak a enregistré un chiffre d’affaires de 263 millions de dollars, en léger recul par rapport aux 267 millions de la même période en 2024. Plus préoccupant, le groupe affiche une perte nette de 26 millions de dollars, là où il réalisait encore un bénéfice de 26 millions un an plus tôt.

La liquidation du plan retraite : ultime recours de Kodak

Face à cette dégradation, Kodak s’apprête à jouer sa dernière carte. Pour faire face à une dette de 500 millions de dollars arrivant à échéance d’ici un an, l’entreprise mise sur la liquidation de son régime de retraite américain, le Kodak Retirement Income Plan (CRIP). Cette opération, déjà engagée, pourrait permettre de dégager un montant équivalent, de quoi couvrir une partie significative de ses engagements à court terme et refinancer le reste. Mais cette solution extrême ne garantit en rien la stabilité de l’entreprise au-delà de l’échéance immédiate.

Dans le jargon comptable américain, le terme « going concern » désigne la capacité d’une entreprise à poursuivre son activité de manière viable. Le fait que Kodak ait dû intégrer cette mention dans ses documents financiers signale un doute substantiel, désormais reconnu officiellement, sur sa pérennité. Dans un contexte de tension sur les marchés et de fragilisation du secteur industriel, cette alerte n’a pas manqué d’inquiéter les créanciers.

Le discours du PDG Jim Continenza se veut néanmoins rassurant. Il affirme que Kodak « continue de progresser selon [son] plan à long terme malgré les défis d’un environnement commercial incertain ». Le contraste entre cette déclaration et la réalité des chiffres est saisissant. En comparaison avec la faillite retentissante de 2012, lorsque Kodak croulait sous 6,75 milliards de dollars de dettes et comptait plus de 100 000 créanciers, la situation actuelle paraît moins spectaculaire. Mais elle n’en est pas moins périlleuse : c’est désormais l’urgence de liquidités, et non le poids de la dette à long terme, qui menace la survie de l’entreprise.

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Une diversification vers la pharmacie aux résultats décevants

Un élément de stabilité subsiste néanmoins dans ce paysage assombri. Grâce à une large part de sa production localisée aux États-Unis, Kodak reste relativement protégée des tensions commerciales internationales. « Les droits de douane n’ont pas eu d’impact significatif sur nos activités au deuxième trimestre », précise la société, qui fabrique sur le territoire américain ses plaques d’impression lithographiques, ses pellicules photographiques ou encore certains composés pharmaceutiques. Dans un contexte de relocalisation industrielle portée par les politiques publiques, cet ancrage pourrait représenter un avantage compétitif non négligeable.

L’un des paris les plus audacieux du groupe réside d’ailleurs dans cette dernière activité. Depuis 2020, Kodak tente de se réinventer dans les produits pharmaceutiques. À la faveur de la pandémie de Covid-19, l’entreprise avait été sollicitée par le gouvernement américain pour produire des ingrédients pharmaceutiques critiques. Ce repositionnement, alors perçu comme temporaire, s’est depuis inscrit dans une stratégie plus large.

La division Advanced Materials & Chemicals (AM&C) porte désormais les espoirs de diversification. Kodak y a investi 20 millions de dollars en mai 2025 pour moderniser une usine à Rochester, certifiée FDA, destinée à produire notamment du sérum physiologique pour laboratoires (PBS), et à terme, des solutions injectables. Mais les résultats peinent à suivre : l’EBITDA de la division reste bloqué à 8 millions de dollars, pénalisé par la hausse des coûts de production, notamment ceux de l’aluminium. L’initiative, bien que stratégique, ne suffit pas encore à compenser l’érosion des métiers historiques.

Photographie argentique : un marché en croissance ignoré par Kodak

Plus paradoxal encore : au moment où la photographie argentique connaît un regain d’intérêt mondial, Kodak ne parvient pas à transformer cet engouement en véritable levier économique. Ces dernières années, la demande pour les pellicules a doublé, portée par une nouvelle génération de photographes amateurs et professionnels, ainsi que par des cinéastes de renom comme Christopher Nolan. Le marché mondial des appareils argentiques est en pleine expansion et pourrait atteindre 427 millions de dollars d’ici 2032.

Consciente de cette opportunité, Kodak a lancé fin 2024 un programme de modernisation de son usine de Rochester, nécessitant un investissement de 49 millions de dollars. La production de pellicules avait même été temporairement suspendue en novembre 2024 pour mener à bien cette transformation. Malgré ces efforts, l’entreprise peine à tirer pleinement profit de cette renaissance. Elle reste dominée par des concurrents mieux armés, comme Fujifilm, Canon ou Sony, qui captent l’essentiel du marché de l’imagerie, y compris dans le segment analogique.

Cette incapacité à tirer parti de ses propres atouts n’est pas sans rappeler les errements stratégiques du passé. Dans les années 1970, Kodak dominait 90 % du marché des pellicules et 85 % de celui des appareils photo aux États-Unis. Son avance technologique dans les supports sensibles en faisait un acteur quasi hégémonique. Mais l’entreprise avait raté le virage du numérique, laissant la voie libre à ses concurrents. En 2012, elle avait dû déposer le bilan, avant de sortir de la faillite l’année suivante, grâce à la cession de brevets à Apple et Google pour 525 millions de dollars, et à la reprise de certaines activités par le fonds de pension britannique KPP.

Kodak, affaiblie, endettée, en quête de nouveaux débouchés, se retrouve à nouveau menacée de disparition. Cette fois, le défi n’est plus seulement technologique mais systémique : survivre dans un environnement bouleversé par l’intelligence artificielle, les mutations industrielles et les impératifs de relocalisation.

La liquidation du plan de retraite CRIP, censée libérer 500 millions de dollars d’ici décembre 2025, représente à la fois une planche de salut et une limite absolue. Si ce pari échoue, l’entreprise pourrait se retrouver sans ressources ni recours.

Kodak, qui a immortalisé des générations entières, pourrait bien ne pas survivre à son propre siècle. Le mythe est déjà vacillant. Il ne tient désormais plus qu’à un fil.



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