Censure du film Barbie : un scandale français

Censuré pour "propagande LGBTQ+" ? Le film Barbie est au cœur d’une polémique aussi bruyante qu’infondée. Les faits sont ailleurs.

C’est une polémique aussi bruyante qu’infondée. Le 8 août, la ville de Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis) a annulé une projection en plein air du film Barbie de Greta Gerwig, sous la pression de menaces physiques proférées par un groupe d’individus se disant choqués par le contenu du film. En ligne de mire : une prétendue « promotion de l’homosexualité » et une « atteinte à l’image de la femme ».
Face aux risques pesant sur ses agents, le maire, Olivier Sarrabeyrouse (PCF), a pris la décision d’annuler la séance, tout en dénonçant fermement une « offensive obscurantiste ». Quelques heures plus tard, la ministre de la Culture, Rachida Dati, déposait plainte pour entrave à la liberté artistique.

A LIRE AUSSI
Série Succession, fresque impitoyable sur la décadence des élites

Au-delà de l’incident local, cette affaire illustre une crispation idéologique croissante autour des productions culturelles. Et révèle, surtout, à quel point les accusations formulées contre le film relèvent davantage du fantasme que de l’analyse.

Pas d’homosexualité dans Barbie, mais un procès d’intention

À aucun moment, Barbie ne développe de trame liée à l’homosexualité. Ni allusion, ni sous-texte, ni scène explicite. Ce que confirme Margot Robbie elle-même dans une interview au magazine Attitude : « Ce sont des poupées, donc il n’y a pas d’orientation sexuelle. » Le cœur narratif du film repose sur la dynamique, parfois burlesque, entre Barbie (Margot Robbie) et Ken (Ryan Gosling), dont les élans romantiques frustrés demeurent strictement hétérosexuels.

Derrière l’accusation, une confusion tenace : la présence d’acteurs LGBTQ+ dans le casting – notamment Hari Nef, actrice trans – suffit-elle à faire basculer une œuvre dans la « propagande » ? Rien ne le justifie. Cette inclusion s’inscrit dans un mouvement global de représentativité, devenu un standard dans l’industrie cinématographique internationale. Et comme le rappellent plusieurs études sociologiques, représenter la diversité ne revient pas à l’imposer.

Cette dérive interprétative n’est pas nouvelle. Le Liban, l’Algérie, le Koweït ont eux aussi censuré le film, en invoquant une « promotion de l’homosexualité », sans jamais en démontrer la matérialité. À rebours, des États réputés conservateurs comme l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis ont laissé le film en salles, y voyant, à juste titre, une œuvre pop et satirique, non militante. Cette dissonance internationale confirme ce que les faits établissent : Barbie ne contient aucun contenu LGBT+ explicite. Ce sont les regards projetés sur lui qui en inventent.

Un film qui interroge les normes, sans les renverser

Deuxième accusation : le film « nuirait à l’image des femmes ». Là encore, le procès fait au film relève de l’amalgame. Car s’il est bien une chose que Barbie revendique, c’est sa volonté de mettre en lumière les injonctions contradictoires imposées aux femmes. Le monologue d’America Ferrera, largement commenté et applaudi, synthétise ces paradoxes : « Sois forte, mais pas agressive. Sois belle, mais pas superficielle. Sois indépendante, mais pas menaçante. » Le film ne caricature pas les femmes : il caricature les discours qui les enferment.

Loin de proposer une vision dégradante, le film multiplie les figures féminines actives, puissantes, indépendantes. Médecin, présidente, juge, cheffe d’entreprise : les Barbies occupent toutes les fonctions imaginables. Une représentation en phase avec l’évolution amorcée depuis plusieurs années par Mattel, qui a fait évoluer sa poupée vers plus de diversité – corporelle, professionnelle, ethnique.

Ce repositionnement est salué par les professionnels de l’enfance. Pour les psychologues du développement, le film constitue un levier pour renforcer l’estime de soi des jeunes filles. Le site Films pour enfants le recommande dès 11 ans, pour sa capacité à « montrer que les filles peuvent être tout ce qu’elles veulent ». Là encore, difficile de voir dans ce message un danger. Sauf à considérer l’émancipation comme une menace.

Une réaction ferme des institutions face à la censure

Face à la tentative de censure survenue à Noisy-le-Sec, l’État n’a pas tardé à réagir. La plainte déposée par la ministre de la Culture pour « entrave à la diffusion de la création artistique » s’appuie sur le Code pénal. Elle rappelle que la liberté culturelle n’est pas une option : elle est garantie par la loi. Le message est clair. Ni menaces, ni pressions idéologiques ne peuvent dicter ce qui peut ou ne peut pas être montré.

Du côté académique, Barbie s’impose comme un objet d’étude à part entière. Une thèse récemment soutenue en Suède analyse les ressorts linguistiques de la représentation féminine dans le film. Sur The Conversation, plusieurs chercheurs s’interrogent sur le positionnement féministe de l’œuvre – non pour le contester, mais pour en sonder les nuances. Si débat il y a, il porte sur la complexité du message, pas sur son bien-fondé.

Quant au public, il a déjà tranché. 1,4 milliard de dollars de recettes dans le monde, plus de 4 millions d’entrées en France. Même en Chine, où les questions de genre sont traitées avec précaution, le film a suscité un vaste débat sur la place des femmes. Il est devenu, là aussi, un catalyseur de réflexion.

Un climat d’intimidation culturelle de plus en plus assumé

L’affaire de Noisy-le-Sec ne tombe pas du ciel. Elle s’inscrit dans un contexte international où les productions culturelles progressistes sont régulièrement prises pour cibles. Buzz l’Éclair, Spider-Man: Across the Spider-Verse ont subi les mêmes accusations, les mêmes tentatives de boycott, souvent orchestrées par des groupes très minoritaires, mais bruyants. Ce que le maire de Noisy-le-Sec appelle une « manipulation bassement politicienne », d’autres l’appellent “panique morale” : une stratégie bien rodée consistant à fabriquer un scandale pour mobiliser une base idéologique.

Ces attaques ne disent rien du contenu réel des œuvres. Mais elles en disent long sur ceux qui les formulent. Le fait que les accusations surgissent deux ans après la sortie mondiale du film, sans aucun incident majeur recensé jusqu’alors, en souligne l’opportunisme. Barbie devient ici un prétexte – un support de projection pour des peurs, des ressentiments, une nostalgie d’un ordre moral perdu.

Ce que l’affaire dit de nous

Les faits sont là : aucune scène ne promeut l’homosexualité, aucun dialogue ne rabaisse les femmes. Le film met en scène une société fictive où les femmes peuvent être tout ce qu’elles souhaitent, et les hommes, tout ce qu’ils redoutent de devenir dans un monde où ils ne dominent plus. Ce n’est pas un pamphlet. C’est un miroir.

Et c’est peut-être cela qui dérange : cette capacité qu’a Barbie de faire réagir, de déplacer les lignes, tout en parlant à un public large, familial, populaire. En attaquant le film, ses détracteurs ne s’en prennent pas à une œuvre militante. Ils s’en prennent à une œuvre accessible. À une fiction qui, sous ses paillettes, interroge les rapports de pouvoir.

L’annulation de la projection de Noisy-le-Sec, décidée sous la contrainte, interroge la place du débat démocratique dans l’espace culturel. Une poignée d’individus a pu imposer sa vision, au mépris du choix collectif de centaines d’habitants. Cette victoire du rapport de force sur la délibération ouvre une brèche.

Elle appelle une réponse ferme. Défendre la liberté artistique ne relève pas du confort intellectuel. C’est une condition essentielle de toute démocratie vivante. Ne pas le faire, c’est laisser l’arbitraire dicter ce que l’on a le droit de voir, d’écouter, de penser.



L'Essentiel de l'Éco est un média indépendant. Soutenez-nous en nous ajoutant à vos favoris Google Actualités :

Publiez un commentaire