C’est un cas d’école. Une entreprise française qui, sans bruit, sans excès de communication, sans s’étendre tous azimuts, a réussi à devenir une machine de création de valeur. Hermès affiche aujourd’hui des résultats qui frôlent l’irréel. Son chiffre d’affaires est passé de 6,3 milliards d’euros en 2020 à 15,2 milliards en 2024 ! Rares sont les groupes européens capables de pareille croissance, surtout avec un nombre de points de vente… en baisse.
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La performance ne se lit pas seulement dans les comptes de résultat. Elle est aussi gravée dans les cours de Bourse. En trente ans, les actionnaires ont vu leur capital se multiplier par plus de 400, et les salariés bénéficient d’une politique régulière d’attribution d’actions gratuites. Hermès ne distribue pas seulement du luxe, elle distribue aussi du capital.
Moins de magasins, plus de chiffre d’affaires
La croissance du chiffre d’affaires s’est faite sans explosion du réseau. Bien au contraire. Le nombre de magasins est passé de 306 en 2020 à 293 en 2024, soit une baisse de 4 %. Dans le même temps, le chiffre d’affaires moyen par boutique est passé de 20,5 millions à 51 millions d’euros, soit une progression de près de 150 %. En clair, Hermès vend plus, avec moins de points de vente. Et cela sans même tenir compte du poids — inconnu — de la vente en ligne. L’essentiel de la croissance vient donc d’une montée en gamme et d’une politique de prix offensive.
Dans un monde confronté à l’inflation, Hermès n’a pas eu besoin d’en parler. L’entreprise l’a appliquée, sans justification ni remous. Son pricing power est tel qu’elle peut augmenter ses prix sans affecter la demande. Ce pouvoir rare est au cœur de son modèle économique.
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Une entreprise qui fait attendre ses clients
Autre singularité : Hermès ne vend pas tous ses produits à tout le monde. Certains modèles comme les sacs « Birkin » ou « Kelly » sont volontairement absents des rayons. Ils ne sont accessibles qu’après une période d’attente, à des clientes déjà connues de la maison. Cette stratégie a même suscité des plaintes aux États-Unis : à Los Angeles, des clientes frustrées ont attaqué l’entreprise en justice après s’être vu refuser l’achat de deux sacs convoités. Le modèle Hermès repose aussi sur la privation organisée. L’attente devient outil de désir. L’insatisfaction se transforme en fidélité.
Le sac Birkin incarne cette alchimie entre storytelling, émotion et produit. Il est né d’un échange fortuit dans un avion entre Jane Birkin et Jean-Louis Dumas, alors président du groupe. L’actrice y regrettait de ne pas trouver un sac Hermès assez pratique pour son « bazar ». Hermès a saisi l’opportunité. Le produit est né, avec l’accord de la chanteuse, et il deviendra un totem du luxe mondial. Ici, l’intuition se transforme en actif durable. Et la conversation, en levier de rentabilité.
Une rentabilité hors norme
La mécanique économique suit. En 2020, le résultat opérationnel atteignait 2 milliards d’euros, soit 32 % du chiffre d’affaires. En 2024, il est passé à 6,1 milliards, soit 40 % du chiffre d’affaires, en hausse de 305 %. Rares sont les entreprises dans le monde, hors GAFAM, capables d’une telle marge. L’autofinancement a lui aussi bondi pour atteindre 5,3 milliards d’euros. Autant dire que le groupe n’a besoin de personne pour financer ses investissements.
Hermès n’a pas oublié d’investir. Les montants sont en hausse constante : 500 millions d’euros par an entre 2020 et 2022, 859 millions en 2023, et plus d’un milliard d’euros en 2024. Le groupe prépare l’avenir en maintenant une politique d’investissement soutenue, sans recourir à l’endettement. Ce qui est investi aujourd’hui, ce sont les marges de demain. Et, chez Hermès, cette équation semble fonctionner à plein régime.
La santé financière du groupe est tout aussi remarquable. Les capitaux propres ont progressé de 7,3 milliards en 2020 à 17,3 milliards en 2024, tandis que l’endettement reste limité à 24 % du passif. C’est l’équivalent d’un ménage capable de solder son emprunt immobilier avec cinq mois de salaire. La trésorerie s’élève à 11,6 milliards d’euros, ce qui rend toute situation de faillite théorique. Ce trésor attire forcément les convoitises, mais la famille fondatrice, regroupée dans une holding de contrôle, a verrouillé l’essentiel.
Loin du star-system
La force du modèle Hermès repose sur trois piliers : la qualité des produits, le contrôle de la narration, et l’expérience client. Les matières sont irréprochables, le design intemporel, et la fabrication artisanale, souvent française. Contrairement à d’autres, Hermès ne mise pas sur des stars tapageuses : seule Grace Kelly et Jane Birkin sont associées aux produits. La marque cultive la discrétion, loin du star-system.
En 2025, Hermès continue d’incarner un modèle singulier dans le capitalisme contemporain. Une croissance forte mais contenue. Une rentabilité exceptionnelle sans endettement. Une rareté organisée et assumée. Un investissement massif mais autofinancé. Et une fidélité aux principes fondateurs : qualité, sobriété, long terme. Le luxe à la française, quand il est bien géré, peut aussi être une leçon d’économie.