Derrière Palantir, un projet politique qui inquiète

Palantir, géant de l’intelligence artificielle financé par la CIA, atteint 400 milliards de dollars, porté par des contrats militaires et une stratégie sécuritaire.

L’entreprise américaine Palantir, cofondée en 2003 dans l’ombre des services de renseignement, connaît une trajectoire boursière sans équivalent cette année. Depuis l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis en novembre dernier, sa valorisation a été multipliée par quatre, franchissant la barre des 400 milliards de dollars. En 2025, aucune autre société de l’indice S&P 500 n’affiche une performance comparable. Portée par des contrats publics colossaux et par la fièvre de l’intelligence artificielle, Palantir est l’un des nouveaux piliers du capitalisme sécuritaire américain.

+ 500 % sur douze mois

Depuis plusieurs trimestres, la dynamique boursière de Palantir ne cesse de surprendre. L’action a bondi de 130 % depuis le début de l’année, et de plus de 500 % sur douze mois. La société de Denver a annoncé, pour la première fois de son histoire, un chiffre d’affaires trimestriel supérieur à un milliard de dollars, en progression de 48 % en glissement annuel. Sa rentabilité est également remarquable, avec une marge opérationnelle atteignant 46 %, ce qui la distingue nettement de nombreuses autres entreprises technologiques à forte croissance. Portée par cette dynamique, la direction a revu à la hausse ses prévisions annuelles, désormais comprises entre 4,14 et 4,15 milliards de dollars.

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Ce succès fulgurant tranche avec les origines singulières de l’entreprise. Fondée par l’investisseur libertarien Peter Thiel et l’actuel PDG Alex Karp, Palantir a été financée à ses débuts par In-Q-Tel, le fonds d’investissement de la CIA. À l’époque, les investisseurs de la Silicon Valley avaient refusé de soutenir un projet jugé trop proche de l’appareil sécuritaire. Cette proximité, loin de s’effacer, s’est renforcée au fil du temps. Dès sa création, l’entreprise entendait combler les lacunes du renseignement américain mises en lumière après les attentats du 11-Septembre. L’un de ses logiciels phares, Falcon, fut par exemple déployé sous l’administration Obama pour traquer les sans-papiers.

Ambition de surveillance totale

Le nom même de Palantir trahit cette ambition de surveillance totale. Dans l’univers de Tolkien, les palantíri sont des pierres magiques permettant de voir à distance, à travers le temps et l’espace. Cette référence explicite au contrôle panoptique illustre la vocation de l’entreprise : organiser, croiser et interpréter d’immenses volumes de données pour orienter les décisions stratégiques. Palantir s’est spécialisée dans l’intégration d’informations disparates – géolocalisation, signaux radios, images satellites – pour en produire des visualisations tactiques à usage militaire. C’est dans ce cadre qu’a été développé le projet Maven, dont le logiciel, Maven Smart System, est désormais utilisé par l’armée américaine, mais aussi par les forces armées ukrainiennes et israéliennes.

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La force de Palantir réside dans cette double capacité : offrir une technologie de pointe et capter les besoins croissants des États en matière de sécurité. En juillet, le Pentagone a regroupé une série de contrats existants dans un accord unique de dix ans pouvant atteindre 10 milliards de dollars. L’administration Trump a par ailleurs adopté un budget de 1 000 milliards de dollars pour la défense en 2026, dont une partie importante bénéficiera à des entreprises comme Palantir ou Anduril, également soutenue par Peter Thiel. La récente loi sur la modernisation de l’armée américaine, surnommée « big beautiful bill », prévoit notamment 300 milliards de dollars pour renforcer l’infrastructure militaire et sécuritaire, une manne dont la tech patriotique entend tirer profit.

L’entreprise développe aussi son activité auprès du secteur privé. Des accords ont été signés avec Citibank et Panasonic Energy. Une campagne de communication a été lancée avec le pilote de Formule 1 Charles Leclerc, pour illustrer la puissance de sa plateforme d’analyse. Sur les réseaux sociaux, l’action Palantir fait l’objet de commentaires enthousiastes, notamment de la part d’influenceurs spécialisés dans les placements boursiers, qui voient en elle une valeur refuge dans un contexte géopolitique tendu.

Défiance vis-à-vis de la démocratie libérale

Mais derrière l’efficacité affichée se dessine un projet politique. Peter Thiel n’a jamais caché sa défiance vis-à-vis de la démocratie libérale. Il fut, en 2016, l’un des rares représentants de la Silicon Valley à soutenir publiquement Donald Trump. Alex Karp, dans son ouvrage The Technological Republic publié en février dernier, reprend à son compte cette vision d’un Occident en déclin, affaibli par le consumérisme et le refus d’affronter les menaces globales. Il appelle à réorienter la technologie vers les besoins stratégiques des États, et à renouer avec une forme de supériorité morale face aux régimes concurrents.

Cette orientation idéologique n’est pas sans susciter l’inquiétude. Le journaliste Olivier Tesquet, spécialiste des technologies de surveillance, souligne que Palantir propose bien plus qu’un logiciel : elle fournit une « architecture de l’inhumanité », compatible avec une gestion autoritaire des flux humains, notamment migratoires. Selon lui, l’entreprise incarne un modèle de gouvernement par les données, qui conjugue privatisation et efficacité sécuritaire.

Par ailleurs, la position de Palantir sur le marché soulève des questions de souveraineté numérique. Le département de police de New York en a fait l’expérience en 2017, lorsqu’il a tenté de rompre son contrat avec la société. Celle-ci a refusé de restituer les données collectées dans un format exploitable, invoquant la protection de sa propriété intellectuelle. En France, la Direction générale de la sécurité intérieure recourt elle aussi aux solutions de Palantir, ce qui a conduit les autorités à lancer le développement d’un outil national – un projet encore loin d’être abouti.

Une valorisation boursière déconnectée du réel ?

Malgré son ascension spectaculaire, certains analystes appellent à la prudence. Moins d’un tiers recommandent l’achat de l’action. Le courtier Jefferies estime que la valorisation actuelle est « sur une autre planète », largement déconnectée des scénarios de croissance les plus optimistes. Palantir dépend de la stabilité de ses relations avec le gouvernement américain et doit maintenir une croissance soutenue pour justifier sa capitalisation.



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