Shanghai, juillet 2025. Un immense bateau monogrammé Louis Vuitton vient de jeter l’ancre sur les rives du Huangpu. Ce vaisseau de béton, de verre et d’images géantes — moitié magasin, moitié musée, moitié restaurant, moitié manifeste — se veut la proue flamboyante du géant français du luxe en Chine. Mais derrière la coque clinquante affleure une interrogation plus sombre : ce « flagship » est-il le yacht d’un empire prêt à explorer de nouveaux continents… ou un Titanic sur le point de heurter l’iceberg ?
Depuis un quart de siècle, LVMH est la réussite industrielle dont rêve l’Europe. Un empire bâti au pas de charge, maison par maison, marque par marque, autour d’un concept implacable : le luxe mondialisé, vendu en série limitée à des millions. Mais les vents ont tourné. Et ce colosse aux 75 têtes tangue sous les assauts de la conjoncture, des scandales, des erreurs de pilotage… et du temps qui passe.
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LVMH : une stratégie d’expansion qui montre ses limites
LVMH, c’est l’histoire d’une accumulation : celle d’un financier devenu bâtisseur, d’un groupe devenu galaxie. 75 maisons, du champagne à la soie, de l’horlogerie suisse à l’hôtellerie de luxe, de Dior à Rimowa. Le modèle semblait inarrêtable. Des économies d’échelle sur la com’, les loyers, les talents. Un storytelling d’autant plus efficace qu’il était centralisé. Résultat : en 2023, LVMH culminait à 450 milliards d’euros en Bourse. Bernard Arnault était l’homme le plus riche du monde. Le luxe n’avait jamais été aussi industriel.
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Mais, en 2024, les signaux se sont mis à clignoter. En 2025, l’alarme sonne. Au premier semestre, le chiffre d’affaires recule de 4 %, les bénéfices de 22 %. La Bourse a tranché : LVMH vaut aujourd’hui moins de 250 milliards. Hermès, qui vend trois fois moins, vaut plus. Et la famille Arnault a perdu sa couronne de première fortune française.
Explosion des prix
Car LVMH paie aujourd’hui le prix de ses excès. L’explosion des prix lors du rebond post-Covid a laissé des traces. Un sac Speedy a plus que doublé de prix en cinq ans. De quoi irriter même les clientèles premium, sans parler des classes moyennes supérieures, autrefois séduites par l’illusion d’exclusivité. En multipliant les « entrées de gamme » (chocolat, maquillage…), Louis Vuitton est devenu victime de sa propre démocratisation. Schizophrénie marketing, notent les analystes de HSBC. Le luxe, lui, n’aime pas l’ambiguïté.
Et les affaires ne s’arrêtent pas là. Accusations de harcèlement, fournisseurs douteux, marques placées sous surveillance judiciaire… Le vernis craque. LVMH, si prompt à jouer la carte du contrôle total, découvre les limites de sa propre verticalité. Les mots du groupe — « la transparence, le contrôle et la gestion de tout cet écosystème peuvent parfois s’avérer un peu difficiles » — sonnent comme une capitulation en demi-teinte.
Vers un éclatement du groupe ?
Alors certains commencent à envisager l’impensable : démembrer le géant. L’hypothèse d’une vente de Marc Jacobs circule. Celle d’un divorce avec les spiritueux, plus sérieuse encore. Moët Hennessy souffre, victime d’un double mouvement : la désaffection des jeunes pour l’alcool fort… et l’indifférence croissante des marchés. Cette branche, qui représentait 20 % du profit de LVMH il y a dix ans, en pèse à peine 10 % aujourd’hui. Diageo, déjà actionnaire, pourrait racheter la totalité — si tant est qu’on accepte de vendre.
Et pendant que le paquebot LVMH cherche sa direction, Hermès trace son sillage. Pas de diversification, pas de démocratisation, pas de surenchère. Juste de la rareté, du contrôle, du temps long. Résultat : une rentabilité record et une valorisation à couper le souffle. Même Brunello Cucinelli, autre temple de l’ultra-luxe, dépasse désormais LVMH en ratio bénéfice/valorisation.
La question de la succession
Bernard Arnault a 76 ans. Il a repoussé l’âge limite de départ à 85 ans, sans doute pour garder la main le plus longtemps possible. Il est encore partout, jusque dans la nomination de ses enfants. Delphine à Dior, Alexandre à Moët Hennessy, Frédéric à Loro Piana. Cinq enfants pour cinq pôles. Mais aucun ne porte, pour l’instant, l’aura du fondateur. L’homme qui a inventé l’industrie du luxe moderne reste irremplaçable. Et lui-même semble bien décidé à retarder la succession jusqu’à ce que le bateau soit revenu à flot.
Peut-être. En un sens, LVMH est le miroir de nos sociétés depuis 20 ans : verticales, centralisées, globalisées, avides de symboles et d’uniformes. Aujourd’hui, la désaffection pour le « tout-Luxe », la préférence pour l’authentique et l’éthique, les tensions sur le pouvoir d’achat — tout cela frappe le groupe de plein fouet.
La morale, c’est que même les empires les mieux huilés finissent par se gripper. Et qu’un monogramme géant sur les rives du Yangzi ne suffit plus à masquer les doutes d’un monde en recomposition.