C’est un signal d’alarme que personne ne peut plus ignorer. La semaine dernière, les deux fleurons de l’automobile allemande, Porsche et Mercedes-Benz, ont dévoilé des résultats semestriels calamiteux. La débâcle de ces icônes du luxe automobile traduit une crise systémique de l’industrie allemande, confrontée à une convergence de chocs géopolitiques, technologiques et économiques sans précédent. L’Allemagne, longtemps considérée comme le moteur industriel de l’Europe, voit son secteur le plus emblématique menacé de déclassement.
Mercedes-Benz : la lente érosion d’un empire
Pour Mercedes-Benz, la chute s’inscrit dans la durée. Le groupe accuse son huitième trimestre consécutif de recul, avec un bénéfice net divisé par plus de deux sur le premier semestre 2025 : 2,68 milliards d’euros contre 6,08 milliards un an plus tôt. La dégradation est encore plus brutale au deuxième trimestre, où le résultat opérationnel s’effondre de 68 %, à 1,27 milliard d’euros. Les ventes mondiales reculent de 9 %, et le chiffre d’affaires chute de 9,8 %, à 33,15 milliards d’euros.
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Ce recul oblige le constructeur à revoir ses ambitions à la baisse : la marge opérationnelle attendue pour l’année, initialement située entre 6 % et 8 %, est ramenée à une fourchette de 4 % à 6 %. Une correction d’autant plus préoccupante que sans l’impact des nouveaux droits de douane américains, cette marge aurait pu atteindre 6,6 %, contre 5,1 % effectivement réalisés. La guerre commerciale avec les États-Unis pèse lourdement sur les comptes.
Porsche : rentabilité en ruine, image écornée
Chez Porsche, l’onde de choc est encore plus violente. Le constructeur de Stuttgart, pilier du groupe Volkswagen, affiche un résultat d’exploitation en chute de 67 %, à 1,01 milliard d’euros, contre 3,06 milliards l’an dernier. Le bénéfice net suit la même trajectoire, avec un recul de 66,3 %, à seulement 724 millions d’euros.
Le deuxième trimestre est particulièrement inquiétant : le bénéfice opérationnel automobile chute de 91 %, ne s’établissant plus qu’à 154 millions d’euros. Un effondrement qui oblige Porsche à activer un plan d’économies de 1,3 milliard d’euros, impliquant la suppression de 4 000 postes d’ici 2029, soit 15 % de ses effectifs allemands. Le constructeur remet en question ses objectifs historiques de rentabilité supérieure à 20 %, un seuil autrefois considéré comme non négociable.
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La guerre commerciale relancée par Donald Trump au printemps 2025 constitue un tournant majeur. Le 2 avril, le président américain a décrété une hausse brutale des droits de douane sur les véhicules importés, les faisant passer de 2,5 % à 27,5 %. Cette mesure frappe de plein fouet les constructeurs allemands, historiquement très présents sur le marché nord-américain.
Mercedes-Benz chiffre à 362 millions d’euros l’impact de ces droits pour le seul premier semestre. Porsche enregistre une perte de 400 millions d’euros. Le groupe Volkswagen, plus exposé encore, évoque une charge de 1,3 milliard d’euros sur le deuxième trimestre, en lien direct avec la taxe américaine. Leurs livraisons aux États-Unis s’effondrent. En réaction, Bruxelles et Washington ont trouvé un accord le 27 juillet pour abaisser ce tarif à 15 % à compter du 1er août. Un recul partiel qui ne suffit pas à rassurer l’industrie.
Comme le résume sèchement un analyste cité par Le Point : « À 25 %, leurs pertes étaient abyssales. À 15 %, elles sont juste gérables. » L’Allemagne, longtemps chantre du libre-échange, découvre brutalement la fragilité de sa dépendance extérieure.
Chine : la fin d’un âge d’or
L’autre coup de massue vient de l’Est. Le marché chinois, autrefois eldorado incontesté de l’industrie automobile allemande, se dérobe sous ses pieds. Mercedes-Benz y enregistre une chute de 19 % de ses ventes au deuxième trimestre. BMW perd plus de 17 % au premier trimestre. Porsche, déjà en recul de 28 % en 2024, poursuit son déclin.
La dynamique est implacable : Volkswagen perd son rang de premier constructeur en Chine, détrôné par BYD. La marque Audi, qui écoulait près de 40 % de ses véhicules en Chine, affiche un recul de 11 % sur l’année 2024. La domination allemande est désormais reléguée au second plan. Les marques allemandes ne détiennent plus que 15 % du marché chinois, contre 25 % avant la pandémie.
Les constructeurs chinois, emmenés par BYD, ont conquis leur marché intérieur à marche forcée. Deux véhicules sur trois vendus en Chine sont désormais d’origine locale. Près de la moitié sont électriques. Les marques allemandes, à la traîne sur l’innovation technologique et sur les prix, perdent leur attractivité face à des véhicules chinois plus abordables, mieux adaptés à l’usage urbain et bardés d’innovations en matière de connectivité ou d’assistants intelligents.
La politique de Pékin, favorable au patriotisme industriel, amplifie cette dynamique. Les marques locales bénéficient d’un soutien actif des autorités, tandis que les consommateurs privilégient de plus en plus l’offre domestique. La Chine, d’abord partenaire incontournable, devient un concurrent redoutable.
Transition électrique : un virage manqué
La conversion au tout électrique, présentée comme une nécessité stratégique, se révèle pour les constructeurs allemands une source de vulnérabilité supplémentaire. Mercedes-Benz a repoussé son objectif de passage au 100 % électrique de 2030 à 2035, faute de résultats. Ses ventes de véhicules électriques ont chuté de 23 % en 2024 et de 14 % supplémentaires au premier trimestre 2025.
Porsche, malgré une part de 38,5 % de véhicules électrifiés au premier trimestre, revoit également ses ambitions à la baisse. Le constructeur relance des modèles thermiques et hybrides, conscient du désintérêt croissant du marché allemand pour l’électrique.
Les immatriculations de voitures électriques en Allemagne ont chuté de 27,4 % en 2024, à 381 000 unités. La part de marché des véhicules électriques est retombée à 13,5 %, loin de l’objectif gouvernemental de 15 millions de véhicules d’ici 2030. Un objectif désormais considéré comme hors de portée.
Les limites du modèle économique allemand
Les véhicules électriques allemands restent chers, souvent plus de 5 000 euros au-dessus de leurs équivalents thermiques. L’absence d’une offre compétitive sur le segment urbain populaire laisse le champ libre à des modèles comme la Seagull de BYD, vendue autour de 20 000 euros. En parallèle, l’infrastructure de recharge allemande peine à suivre, dissuadant les acheteurs potentiels.
Pour les constructeurs allemands, la marge sur les véhicules électriques est loin de compenser celle des moteurs thermiques. La transition technologique se heurte à des réalités industrielles, sociales et économiques plus complexes qu’anticipé.
Face à cette conjonction de crises, les restructurations se multiplient. Volkswagen prévoit la suppression de 35 000 postes en Allemagne et la fermeture de trois usines. Une première depuis la fondation du groupe en 1937. Porsche annonce 4 000 suppressions de postes. Audi en prévoit 7 500. Mercedes-Benz discute d’une réduction comprise entre 20 000 et 30 000 postes.
L’impact ne se limite pas aux constructeurs. Les sous-traitants sont frappés de plein fouet. Continental prévoit 10 000 suppressions d’ici 2026. ZF envisage la suppression d’un quart de ses effectifs allemands. Bosch, Daimler Truck, Mahle : tous révisent leur périmètre à la baisse. Au total, plus de 100 000 emplois sont menacés à court ou moyen terme.
BYD : la nouvelle superpuissance automobile
Dans ce paysage bouleversé, BYD s’impose comme l’archétype du nouveau pouvoir automobile mondial. Le constructeur chinois a surpassé Tesla en ventes mondiales de véhicules électriques, tout en détrônant Volkswagen en Chine. Sa croissance à l’international est spectaculaire : en Allemagne, ses immatriculations ont été multipliées par sept en un an.
BYD construit actuellement sa première usine européenne en Hongrie et envisage une implantation en Allemagne. Le soutien implicite des autorités allemandes à cette implantation illustre une forme de résignation stratégique. La Chine n’est plus seulement un concurrent, elle devient un acteur structurant du paysage industriel européen.
La crise actuelle révèle les failles profondes d’un modèle fondé sur l’exportation de véhicules haut de gamme, produits en Allemagne à des coûts élevés. Le patron de Porsche et Volkswagen, Oliver Blume, résume ainsi la situation : « Notre modèle économique, qui nous a bien servis pendant de nombreuses décennies, ne fonctionne plus sous sa forme actuelle. »
La transition électrique, loin de corriger ces déséquilibres, les aggrave. Une voiture électrique nécessite 30 % de main-d’œuvre en moins. Les compétences requises ne sont pas transférables. L’effet de déstructuration sur la chaîne de valeur est massif. Les équipementiers de second rang, les centres de formation, les bassins d’emplois industriels sont déstabilisés.
Pour survivre, les groupes allemands doivent réinventer leur stratégie. Porsche investit dans la batterie, relance l’hybride, redimensionne sa production. Volkswagen conclut des partenariats technologiques avec Rivian. Mercedes et Audi intensifient leurs dépenses en recherche. Mais ces réponses demeurent fragmentaires face à la profondeur de la crise.