Neuralink : un implant pour rendre la vue aux aveugles

Verra-t-on bientôt naître une nouvelle génération de prothèses capables de rendre la vue à des personnes aveugles ? C’est l’ambition portée par Neuralink, la société d’Elon Musk spécialisée dans les interfaces cerveau-machine.
En juin dernier, la start-up a lancé une collaboration avec des chercheurs de l’Université de Californie à Santa Barbara et plusieurs instituts espagnols, autour d’un objectif : faire progresser la conception de « prothèses visuelles intelligentes » reposant sur l’intelligence artificielle. Derrière l’image spectaculaire d’un œil bionique, c’est toute une filière de recherche mondiale qui s’organise à la croisée de la médecine, des neurosciences et des technologies d’augmentation humaine.

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Parmi les approches les plus radicales figure celle portée par Neuralink. Le dispositif, baptisé Blindsight, entend restaurer la perception visuelle non pas à travers l’œil, mais en stimulant directement le cortex visuel du cerveau. En contournant totalement les yeux et les nerfs optiques, cette technologie pourrait, théoriquement, s’adresser aussi à des personnes privées de vision depuis la naissance, à condition que leur cortex visuel soit resté intact.

Les premiers résultats obtenus sur des primates montrent que certains singes, équipés de l’implant, ont été capables de réagir à des stimuli visuels sans utiliser leurs yeux. La résolution reste cependant rudimentaire, comparable à celle des premiers jeux vidéo des années 1980. Elon Musk affirme que les versions futures pourraient permettre une vision élargie, intégrant des longueurs d’onde invisibles à l’œil humain, comme l’infrarouge ou l’ultraviolet. Des déclarations largement spéculatives, mises en doute par une étude de l’Université de Washington, qui rappelle qu’« un électrode ne produit pas un pixel » et que le code neuronal de la vision reste loin d’être maîtrisé.

L’étude en cours, sponsorisée par l’Université de Californie, vise à explorer les bases scientifiques qui rendraient possible une telle technologie. Mais le rôle exact de Neuralink reste flou. La description publiée dans les registres administratifs évoque l’utilisation « future » de patients de la start-up, une fois disponibles. En attendant, l’essai recrute des participants sur invitation.

Prothèses rétiniennes : résultats cliniques et limites

Si Blindsight frappe par sa radicalité, elle ne constitue qu’une des pistes actuellement explorées dans la restauration de la vision. D’autres technologies misent sur l’implantation rétinienne, à l’image de l’implant Prima, développé à l’origine par la société française Pixium Vision. Ce dispositif de 2 mm de côté, comprenant 378 électrodes, est inséré sous la rétine et activé par une paire de lunettes intelligentes. Les essais cliniques ont montré des résultats significatifs chez des patients atteints de dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA). Certains sont parvenus à lire plusieurs lignes de texte ou à distinguer des objets de la vie courante.

L’Argus II, développé par la société américaine Second Sight et approuvé dès 2013, avait ouvert la voie avec 60 électrodes. Mais son abandon commercial en 2019 a laissé plus de 350 patients dans le monde avec un système devenu obsolète, posant la question de la pérennité de ces dispositifs.

De nouvelles stratégies cherchent à réduire les risques liés à la chirurgie invasive. L’implant Stentrode, développé par la start-up Synchron, est introduit par voie endovasculaire dans une veine proche du cortex. L’implant de Paradromics, réalisé pour la première fois chez l’humain en mai 2024, repose quant à lui sur une haute densité de microélectrodes capables d’enregistrer les signaux neuronaux avec une résolution inédite. INBRAIN, spin-off catalane issue du programme européen Graphene Flagship, mise sur l’utilisation du graphène, matériau souple, ultrafin et hautement conducteur, pour concevoir des implants à la fois durables et biocompatibles.

L’essor mondial des implants visuels intelligents

Toutes ces technologies, malgré leurs différences, se heurtent à des limites similaires. La résolution reste très inférieure à celle de l’œil humain, dont la rétine contient plus de 100 millions de photorécepteurs. Les meilleurs implants actuels atteignent quelques centaines de points de stimulation. Même avec des pixels miniaturisés à 20 micromètres, les études suggèrent que l’acuité visuelle obtenue pourrait difficilement dépasser 20/100.

L’autre défi réside dans la biocompatibilité. Les implants doivent résister aux mouvements du cerveau, à l’usure mécanique et aux réactions immunitaires des tissus. Le premier patient humain équipé par Neuralink a connu une déconnexion de 85 % de ses fils neuronaux, obligeant l’équipe à ajuster les paramètres de stimulation par voie logicielle.

Enfin, la traduction des signaux visuels en perceptions utiles dépend de plus en plus de l’intelligence artificielle. Les algorithmes de traitement d’image permettent d’optimiser les contrastes, d’extraire les éléments saillants d’une scène et d’adapter en temps réel les stimulations selon l’environnement. L’objectif n’est pas toujours de reproduire la vision naturelle, mais de proposer une perception fonctionnelle : reconnaître un visage, lire un mot, éviter un obstacle.

La collaboration entre Neuralink, les chercheurs de Santa Barbara et les partenaires espagnols s’inscrit dans une dynamique plus large de partenariats internationaux. Le rachat de Pixium Vision par Science Corporation, dirigée par Max Hodak, ancien cofondateur de Neuralink, illustre la concentration progressive du secteur.

La France joue un rôle important dans ce paysage. L’Institut de la Vision, dirigé par le professeur José-Alain Sahel, est l’un des centres les plus reconnus en Europe pour la recherche sur la cécité. Le CEA de Grenoble développe depuis plusieurs années des interfaces cerveau-machine à finalité clinique, notamment via le programme Clinatec.

Des financements importants viennent aussi du secteur privé : Jeff Bezos et Bill Gates soutiennent la société Synchron, tandis que des fonds souverains du Golfe participent au développement d’essais cliniques aux Émirats arabes unis. Ce croisement entre recherche académique, investissement industriel et enjeux géopolitiques rend la gouvernance de ces technologies particulièrement délicate.

Défis éthiques, techniques et économiques à surmonter

Les espoirs suscités par les implants visuels ne doivent pas masquer les controverses. François Berger, directeur du BrainTech Lab de Grenoble, a dénoncé la médiatisation excessive des patients de Neuralink et la logique transhumaniste qui sous-tend certains discours. Il rappelle qu’« aucune intervention sur le corps humain n’est sans risque » et que « la frontière entre soin et augmentation doit rester éthique, pas spéculative ».

Le droit européen encadre strictement ces dispositifs, classés en catégorie III (la plus à risque), imposant des évaluations cliniques rigoureuses, une consultation d’experts et un suivi post-commercialisation. En France, une charte éthique pour le développement responsable des neurotechnologies a été mise en place en 2022, réunissant technologues, médecins, juristes et philosophes.

L’accès aux soins reste une question ouverte. Le coût de ces implants varie entre 50 000 et 150 000 euros selon les systèmes. En France, l’Argus II avait été intégralement remboursé pour une trentaine de patients dans le cadre du forfait innovation. Mais le retrait du marché de la technologie a montré combien ces investissements peuvent être fragiles. Une véritable politique de soutien à long terme semble nécessaire pour accompagner ces technologies vers une réelle accessibilité.

Les yeux bioniques ne relèvent plus du mythe de science-fiction, mais ils restent loin d’égaler la complexité de la vision humaine. Les progrès sont réels, portés par une effervescence technologique sans précédent, mais les défis restent nombreux : résolution, biocompatibilité, décodage du langage cérébral, régulation éthique, et accessibilité économique.

À court terme, l’ambition réaliste est celle d’une vision utile, partielle mais fonctionnelle, permettant à des patients aveugles de retrouver une forme d’autonomie. Les premiers essais humains de l’implant Blindsight devraient débuter fin 2025. D’ici là, la diversité des approches – rétinienne, corticale, endovasculaire, ou à base de nouveaux matériaux – témoigne de la vitalité de la recherche.



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