Abivax, la biotech française qui vaut des milliards

Comment une petite biotech française a-t-elle levé 650 millions de dollars et conquis le Nasdaq ? Plongée dans une success story inédite.

À l’heure où les projecteurs de la Bourse s’attardent sur Abivax, avec une envolée de plus de 500 % en douze mois et une levée de fonds record de 650 millions de dollars, l’histoire de cette biotech française mérite d’être racontée. Derrière ce succès spectaculaire se cache une construction patiente, fondée sur une vision entrepreneuriale rare, une excellence scientifique durable, et une capacité d’alliance qui dépasse les frontières habituelles de la recherche biomédicale.

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Le rôle fondateur de Philippe Pouletty dans la création d’Abivax

L’histoire d’Abivax ne commence pas dans un laboratoire, mais dans la tête d’un médecin devenu entrepreneur. Philippe Pouletty, diplômé de l’Université Paris VI et postdoctorant à Stanford dans les années 1980, y développe une technologie d’amplification génique par transcriptase inverse qui génèrera des revenus majeurs pour l’université californienne. Cette innovation, autant que son parcours, incarne une philosophie : celle de faire passer l’invention scientifique du laboratoire au chevet du patient.

En 2001, après avoir fondé SangStat et ConjuChem, il crée Truffle Capital. Ce fonds de capital-risque n’est pas un investisseur comme les autres : il se donne pour mission de créer les entreprises qu’il finance, en cofondation active. Truffle mise sur l’innovation radicale, issue des meilleures universités mondiales. Le fonds scrute chaque année des centaines de brevets pour identifier des discontinuités technologiques. C’est dans ce cadre que naîtra Abivax.

Une stratégie d’agrégation

En décembre 2013, Truffle Capital orchestre la fusion de trois sociétés françaises aux expertises complémentaires : Splicos, Wittycell et Zophis. Le noyau scientifique de cette nouvelle entité provient de Splicos, spin-off académique issue des recherches du Professeur Jamal Tazi, spécialiste de l’épissage alternatif des ARN à l’Université de Montpellier. Ses travaux sur la régulation des ARN pré-messagers ont permis d’identifier de nouvelles cibles thérapeutiques, notamment dans les infections virales.

Cette fusion n’est pas une opération de rationalisation, mais une stratégie de concentration d’expertises : antiviraux, immunologie, plateformes vaccinales. Elle permet à Abivax de démarrer avec un portefeuille de produits riche, des équipes expérimentées et une feuille de route technologique ambitieuse. L’entreprise se donne pour objectif d’exister sur la scène mondiale des biotechnologies dès sa fondation.

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Un partenariat avec… Cuba

L’un des choix les plus singuliers d’Abivax tient à son alliance stratégique avec Cuba. Dès sa création, l’entreprise conclut un accord exclusif avec le Centre Cubain de Génie Génétique et de Biotechnologie (CIGB), rattaché au conglomérat étatique BioCubaFarma. Cette collaboration, fruit de deux années de négociations, donne accès à un ensemble de plateformes antivirales et vaccinales parmi les plus avancées du Sud global.

Ce partenariat s’inscrit à contre-courant des circuits traditionnels de la biotech occidentale, mais s’appuie sur une réalité tangible : Cuba, isolée du marché nord-américain, a développé un savoir-faire biopharmaceutique reconnu, avec des résultats probants dans les domaines du VIH, du cancer et des maladies infectieuses. Abivax devient ainsi la première société française du secteur à établir une coopération structurée avec La Havane, étendue en 2014 par un accord avec l’Institut Finlay pour la distribution de trois vaccins en Asie et en Amérique latine.

L’identification du miR-124, une avancée scientifique majeure

Le tournant scientifique décisif d’Abivax a lieu dans ses propres laboratoires coopératifs. En 2015, un laboratoire partagé est créé au sein du CNRS à Montpellier, intégrant équipes académiques et personnels industriels autour d’un projet commun : le développement de la molécule ABX464, initialement conçue pour bloquer la réplication du VIH. Les premiers essais révèlent une baisse significative de la charge virale, mais un phénomène inattendu attire l’attention des chercheurs : une forte modulation de la réponse inflammatoire.

L’équipe de Jamal Tazi identifie alors un mécanisme inédit : ABX464 agit en activant l’expression du microARN-124, régulateur clé des cytokines pro-inflammatoires. Cette action entraîne une réduction de l’interleukine-6, de l’IL-17 et de CCL2, sans immunosuppression globale. Ce mode d’action ouvre une nouvelle voie thérapeutique dans les maladies inflammatoires chroniques. À partir de 2018, Abivax réoriente sa stratégie vers la rectocolite hémorragique, la maladie de Crohn et la polyarthrite rhumatoïde.

Cette bascule stratégique s’accompagne d’une évolution de la gouvernance. Pour piloter le développement clinique et réglementaire, Abivax confie les rênes à Hartmut Ehrlich, ancien responsable mondial de la R&D chez Baxter BioSciences. Sous sa direction, la société entre en phase d’essais cliniques avancés et réussit son introduction en Bourse sur Euronext Paris en 2015, levant près de 58 millions d’euros.

La gouvernance s’internationalise rapidement : Jean-Marc Steens, ancien de GSK et ViiV Healthcare, rejoint l’équipe comme directeur médical, suivi par Karl Birthistle et Daniel Kenny, aux affaires réglementaires et au développement commercial. En mai 2023, Ehrlich passe le relais à Marc de Garidel, ancien dirigeant d’Ipsen et spécialiste des biotechs à fort potentiel. Sa nomination coïncide avec l’introduction d’Abivax sur le Nasdaq, couronnée par une levée de 250 millions de dollars.

Un modèle intégré fondé sur l’écosystème public-privé

Abivax n’est pas une biotech comme les autres. Son modèle repose sur un écosystème intégré : science académique de haut niveau, capital-risque spécialisé, gouvernance internationale, partenariats géopolitiques ciblés. Le laboratoire coopératif avec le CNRS, l’ancrage à Montpellier dans un pôle d’excellence reconnu, les alliances universitaires internationales (Université de Chicago, Institut Curie, Scripps Institute) viennent nourrir une stratégie fondée sur la densité des liens plutôt que sur la vitesse d’exécution.

Ce modèle a un impact au-delà d’Abivax. Il inspire d’autres entrepreneurs et alimente les réflexions sur la collaboration public-privé en France. Philippe Pouletty, l’un des promoteurs du statut de Jeune Entreprise Innovante (JEI), milite depuis vingt ans pour un écosystème favorable à l’innovation scientifique. Abivax en est l’une des concrétisations les plus abouties.

Les défis qui attendent Abivax sont à la mesure de son ambition. Les résultats de phase 3 dans la rectocolite hémorragique, attendus comme une validation industrielle du projet miR-124, pourraient ouvrir la voie à des extensions dans d’autres maladies inflammatoires. Mais l’enjeu dépasse la seule réussite clinique. Il s’agit désormais de bâtir une organisation capable de soutenir la fabrication, la distribution et le marketing d’un produit à l’échelle mondiale, tout en consolidant une pipeline scientifique encore en développement.

La transition vers une biotech pleinement intégrée est rarement linéaire. Elle suppose une structuration renforcée, une gouvernance rigoureuse, et une capacité à résister aux tensions du marché. Les récents changements à la tête de l’entreprise – départ de Philippe Pouletty du conseil d’administration, renforcement de l’équipe américaine – traduisent cette volonté de passage à l’échelle.

L’histoire d’Abivax est celle d’un pari réussi sur l’interdisciplinarité, sur les complémentarités géographiques et scientifiques, sur la profondeur plus que sur la vitesse. C’est une illustration rare de la capacité de la France à produire des entreprises de rupture, capables de rivaliser avec leurs homologues américaines sur le terrain le plus exigeant de l’innovation biomédicale.



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