La guerre, nouveau business lucratif des géants de la tech

OpenAI, Google, Meta… Tous collaborent ouvertement avec l’armée américaine. La guerre s’écrit désormais avec les géants de la Silicon Valley.

La frontière entre la Silicon Valley et le Pentagone n’a jamais été aussi fine. Et pour cause : elle est en train de disparaître. Longtemps, les géants technologiques ont soigneusement évité d’apparaître liés à l’univers militaire. Aujourd’hui, ils s’y engagent pleinement. Un changement de cap rendu visible, brutalement, par le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. Le président américain promet 1 000 milliards de dollars en 2026 pour « moderniser » les forces armées, avec une priorité : l’intégration de l’intelligence artificielle.

Le message est clair : la guerre de demain sera algorithmique. Et les entreprises de la tech, cette fois, sont prêtes à répondre.

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Les dirigeants de la tech au service du Pentagone

Depuis le début du mois de juillet, OpenAI, Google, Anthropic et xAI – la start-up d’Elon Musk – ont obtenu chacun des contrats pouvant atteindre 200 millions de dollars pour développer des capacités avancées d’IA pour le Département de la Défense. Ce n’est plus une exception : c’est une stratégie.

En parallèle, les flux de talents entre les deux sphères se densifient. Le recrutement de responsables du Pentagone par la tech n’est pas nouveau – Meta, notamment, s’y est illustrée récemment pour « vendre ses services de réalité virtuelle et d’IA au gouvernement fédéral », révélait Forbes. Mais aujourd’hui, le mouvement s’opère aussi dans l’autre sens : en juin, l’armée américaine a nommé quatre lieutenants-colonels de réserve dans le Détachement 201, un nouveau Corps exécutif pour l’innovation. Leur mission : fusionner l’expertise technologique privée et la doctrine militaire.

Parmi eux, Adam Bosworth (directeur technologique de Meta), Kevin Weil (chef de produit chez OpenAI), Shyam Sankar (CTO chez Palantir) et Bob McGrew (ex-Palantir, ex-OpenAI). Des figures centrales de la Silicon Valley qui portent désormais des galons.

Un signal fort : les dirigeants de la tech ne sont plus des partenaires civils du Pentagone. Ils en sont désormais les officiers.

Tout devient permis

Le virage s’enracine dans les textes. En février dernier, Google a supprimé de son code de conduite l’interdiction explicite de participer au développement d’armes ou d’outils de surveillance de masse. En janvier, OpenAI modifiait sa politique d’usage pour supprimer l’interdiction de recourir à ses technologies à des fins « militaires ou de guerre ». L’entreprise autorise désormais des usages en matière de sécurité nationale, à condition qu’ils soient « alignés avec sa mission ».

Le mois suivant, Microsoft reconnaît avoir fourni – depuis le début de la guerre à Gaza – des technologies d’IA et des services cloud à l’armée israélienne. Meta, de son côté, a conclu un accord avec Anduril, une start-up militarisée, pour équiper les soldats de lunettes de réalité mixte. En novembre, l’entreprise donnait aussi son feu vert pour l’usage de ses modèles d’IA par Lockheed Martin et Booz Allen, deux poids lourds de l’armement.

Quant à Scale AI – start-up soutenue par Meta à hauteur de 14,3 milliards de dollars –, elle a été choisie par le Pentagone pour évaluer les grands modèles de langage destinés à un usage militaire. Son fondateur, Alexandr Wang, a rejoint sa division de recherche en IA générale. L’écosystème se structure. Le secteur civil devient fournisseur stratégique. Et les budgets explosent.

L’économie de la guerre en mode start-up

Cette convergence inquiète. Dans un rapport explosif, Francesca Albanese, rapporteure spéciale de l’ONU pour les territoires palestiniens occupés, évoque une « économie du génocide » dans laquelle technologies de surveillance, infrastructures cloud et IA sont instrumentalisées dans les conflits. Microsoft, HP, IBM, Google, Amazon : tous sont cités pour leur implication directe ou indirecte dans les capacités de collecte, d’analyse ou de traitement de données au service de l’armée israélienne.

IBM aurait contribué au développement de bases de données biométriques utilisées pour la surveillance des Palestiniens. Palantir, Google et Amazon soutiendraient l’infrastructure cloud du gouvernement israélien. La conséquence a été immédiate : Francesca Albanese a été sanctionnée par Washington.

Mais cette imbrication entre technologie civile et militaire ne date pas d’hier. Comme le rappelle Lorena Jaume-Palasí, spécialiste du droit et de l’éthique technologique, « notre conception occidentale de la technologie moderne trouve ses racines dans le militaire ». Le GPS, avant de guider les touristes, guidait les missiles. Internet était un système de communication militaire. Et l’IA, aujourd’hui, suit la même trajectoire.

Le mythe du bien commun

En façade, les dirigeants justifient ce virage par la nécessité d’agir « pour la démocratie » ou « contre les menaces biologiques ». Demis Hassabis, patron de DeepMind, expliquait ainsi à Axios que « les valeurs démocratiques occidentales sont menacées ». Il se disait opposé aux armes autonomes, mais rappelait que « certains pays en développent déjà. C’est une réalité ».

Mais derrière cette rhétorique, se cache une réalité économique implacable. Huit des dix premières capitalisations mondiales sont technologiques et américaines : Nvidia, Microsoft, Apple, Amazon, Alphabet, Meta, Broadcom, Tesla. Face à cette puissance, l’État semble avoir renoncé à fixer des limites.

L’AI Now Institute, un centre de recherche indépendant, alerte sur une dérive : le récit selon lequel l’IA est un enjeu stratégique permettrait à ces entreprises de capter toujours plus de pouvoir, de financement, et d’échapper aux régulations. « Les Big Tech se présentent comme indispensables à la sécurité nationale, analyse Heidy Khlaaf, directrice scientifique IA au sein de l’institut. Une position qui leur permet d’être à la fois trop grandes pour être régulées et trop critiques pour être mises en cause. »

Et la société dans tout ça ?

Le carburant de cette nouvelle alliance, ce sont les données. Nos données. « Les informations personnelles utilisées pour entraîner les modèles rendent possible leur usage militaire – notamment dans les capacités ISTAR (intelligence, surveillance, acquisition de cibles et reconnaissance) », explique encore Khlaaf. Le tout sans consentement, sans transparence.

Des voix internes commencent à s’élever. Des ingénieurs de Google ont manifesté contre le projet Nimbus, un contrat de 1,2 milliard de dollars avec l’État israélien. Résultat : 28 licenciements. Chez Microsoft, deux salariés ont été remerciés après s’être opposés publiquement à l’usage militaire de l’IA. D’autres ont été exclus de réunions pour avoir interpellé leur PDG Satya Nadella.

La rébellion reste marginale. Mais elle illustre une tension de fond : celle d’un secteur qui se revendiquait neutre, global, apolitique – et qui devient un acteur central des conflits du XXIe siècle.



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