La testostérone est-elle en train de rendre les hommes fous ?

Explosion des prescriptions, cliniques privées, discours virils : la testostérone devient un objet de société. Enquête sur un marché en pleine mutation.

En 2024, près de 11 millions d’hommes américains ont reçu une prescription de testostérone, contre 7,3 millions cinq ans plus tôt. Un bond spectaculaire qui reflète bien plus qu’un simple engouement médical : il marque l’irruption d’un imaginaire nouveau, où la masculinité, déclinée en performance, énergie et libido, devient une affaire d’hormones, de chiffres biologiques et de protocoles d’optimisation.
Cette tendance, alimentée à grands renforts de cliniques privées, de téléconsultations et de récits virils sur YouTube, pourrait-elle s’imposer en France ?

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Dans les cliniques américaines spécialisées comme Gameday ou Revive, la testostérone n’est plus seulement un traitement. Elle est vendue comme un outil de transformation personnelle. L’homme y est pris en charge de façon holistique : bilans sanguins, traitements hormonaux, nutrition personnalisée, entraînement physique. Les protocoles sont standardisés, le marketing léché, et la promesse simple : retrouver une version plus puissante de soi-même. Une médecine de la virilité restaurée, fluide, sans tabou.

Influenceurs et réseaux sociaux

L’étude TRAVERSE, publiée en 2023 à la demande de la FDA, a levé un verrou décisif. En suivant pendant 27 mois 5 246 hommes de 45 à 80 ans à risque cardiovasculaire élevé, les chercheurs n’ont constaté aucune augmentation des événements cardiovasculaires majeurs. Mieux : ils ont observé une réduction de 22,5 % du risque de diabète de type 2. Pour les acteurs du marché, c’était un feu vert. Les réticences se sont atténuées, les prescriptions ont explosé. Et le business suit : le marché mondial de la thérapie de remplacement de la testostérone (TRT) était évalué à 2,03 milliards USD en 2024 ; il pourrait atteindre 2,73 milliards en 2033.

Mais ce qui impressionne davantage que la croissance économique, c’est le basculement culturel. Sur les réseaux sociaux, des influenceurs transforment leur protocole de TRT en récit de reconquête identitaire. L’hormone devient un symbole : de force retrouvée, d’ascension sociale, parfois même de revanche idéologique. Un phénomène que l’on retrouve désormais en France.

Avec ses 189 000 abonnés sur YouTube, Killian Sensei incarne cette hybridation typiquement contemporaine entre coaching hormonal, discours masculiniste et marketing personnel. Il parle de “booster” sa testostérone comme d’autres parlent de changer de voiture. Sa rhétorique, très proche de celle de ses homologues américains, pose l’hormone comme un étalon viril. On y retrouve les mêmes poncifs pseudoscientifiques, les mêmes métaphores de la décadence masculine, les mêmes appels à “reprendre le pouvoir sur son corps”. Une tendance qui inquiète les experts français, d’autant plus qu’elle se diffuse via TikTok, Instagram et Telegram sans filtre médical, sans contradicteur.

La réglementation française freine une expansion rapide

Pourtant, la France résiste. Ici, le traitement de substitution à la testostérone reste strictement encadré. La première prescription est réservée à quelques spécialistes : endocrinologues, urologues, andrologues, gynécologues. Un double dosage sanguin est exigé, accompagné de symptômes cliniques : fatigue, perte de libido, troubles de l’érection, humeur dépressive. Et surtout, aucune publicité ne peut s’adresser au grand public. Cette prudence réglementaire, héritée d’une tradition médicale française fondée sur la précaution, rend improbable une bascule aussi brutale que celle des États-Unis.

Elle n’empêche pas une évolution progressive. En septembre 2024, l’arrivée du générique de la testostérone undécanoate (Besins), remboursé à hauteur de 21,88 euros, a profondément changé les équilibres économiques. Jusqu’alors, les patients devaient payer 150 à 200 euros pour une injection de Nebido. Ce changement tarifaire redonne de l’élan à une pratique jusque-là réservée à une minorité : en 2024, seuls 70 000 hommes français étaient traités pour un déficit symptomatique, sur une population estimée à 340 000 éligibles.

Dans les coulisses, les plateformes de téléconsultation comme Charles.co commencent à proposer des services d’accompagnement hormonal, à distance, à prix réduit. Si la prescription initiale reste limitée aux spécialistes, ces services contournent en partie les freins logistiques et géographiques, notamment dans les déserts médicaux. Mais l’agrément de ces sociétés reste conditionné à de futurs contrôles qualité, et leur expansion à grande échelle dépendra du maintien d’un cadre strict.

Risques sanitaires et compléments non encadrés

Face à l’engouement, certains rappellent que la TRT n’est pas un traitement anodin. Polycythémie, aggravation de l’apnée du sommeil, infertilité, hypertrophie prostatique : les effets secondaires sont bien connus. Les usagers non encadrés, en particulier dans les réseaux illégaux de stéroïdes, s’exposent à des risques majeurs. En France, 38 % des utilisateurs de salle de musculation consommeraient des produits dopants, dont une part significative de testostérone injectable à doses massives, parfois 20 à 40 fois supérieures à la production naturelle.

Cette zone grise est alimentée par un marketing agressif autour des compléments « boosteurs de testostérone », vendus sans ordonnance. Le marché français des compléments alimentaires atteint 2,9 milliards d’euros. Des produits comme TestoPrime ou Testo Max promettent une augmentation hormonale significative, souvent sans aucune preuve clinique. Zinc, magnésium, ashwagandha, fenugrec : la formulation s’inspire des codes du naturel pour mieux éviter les contraintes du médicament.

Entre testostérone prescrite, testostérone vendue en ligne et testostérone injectée clandestinement, le mot lui-même devient équivoque. Il désigne à la fois un traitement médical, un marché, une croyance. Une molécule et un mythe.
Le défi pour les années à venir sera de distinguer le soin du fantasme, le besoin clinique de la quête identitaire. Et d’éviter que, sous couvert de traitement, la société n’ouvre une nouvelle porte à la médicalisation du mythe viril.



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