« Vous êtes sûrement moins rapide vu votre corpulence. » Cette remarque, entendue en entretien d’embauche, n’a rien d’anecdotique. Elle est le symptôme d’un mal plus profond et systémique : la discrimination fondée sur le poids, encore largement tolérée dans le monde du travail.
Une étude inédite du cabinet Asterès, publiée en juin 2025, en révèle l’ampleur avec une rigueur économique implacable : l’obésité représente un fardeau socio-économique de 9 milliards d’euros par an pour la société française, dont une large part est imputable aux inégalités professionnelles subies par les personnes en situation d’obésité – en particulier les femmes.
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La grossophobie absente de la lutte contre les discriminations
La grossophobie est une discrimination sans nom dans le droit français. Elle n’est pas explicitement interdite dans le Code du travail. Pourtant, elle affecte lourdement l’accès à l’emploi, l’évolution de carrière et les revenus des personnes obèses, sans cadre juridique de protection.
Le Collectif National des Associations d’Obèses (CNAO), qui soutient cette étude, dénonce cette situation depuis plus de vingt ans. « Trop souvent, notre apparence prévaut sur notre valeur », résume sa présidente, Anne-Sophie Joly. « Ce n’est pas et ce n’est plus acceptable. »
Les chiffres présentés par Asterès sont sans appel. En 2024, 273 100 femmes sont exclues du marché de l’emploi en raison de leur obésité. Ces femmes représentent 2,4 % de l’ensemble des personnes en âge de travailler et sans emploi. À caractéristiques égales – âge, niveau d’éducation, situation familiale, état de santé –, le taux d’emploi des femmes obèses est inférieur de 7 points à celui de la moyenne.
Le coût de cette exclusion est double. Pour les finances publiques, il s’élève à 2,7 milliards d’euros par an en prestations sociales non compensées par des cotisations. Pour les femmes concernées, la perte de revenu cumule 2,6 milliards d’euros par an. Et encore, ces chiffres sont considérés comme conservateurs : ils n’intègrent ni le présentéisme, ni les retraites anticipées.
Des carrières plombées dès l’entretien d’embauche
Lorsque l’obésité n’empêche pas l’embauche, elle pénalise les carrières. L’étude chiffre précisément l’impact sur les salaires : 396 euros nets de moins par an, soit 2,1 % du revenu des femmes en emploi. En cause, une corrélation directe entre l’indice de masse corporelle (IMC) et la rémunération : chaque point d’IMC supplémentaire réduit le revenu de 0,3 %, toutes choses égales par ailleurs. Chez les hommes, l’effet est statistiquement non significatif.
Ce différentiel n’a rien d’un hasard biologique. Il reflète un biais esthétique encore très ancré dans certains secteurs. La Ligue Nationale Contre l’Obésité, qui a participé à l’étude, en témoigne via sa ligne d’écoute Obescoute : 23 % des appels reçus concernent des freins à l’emploi. « À un poste en contact avec le public, on attend un minimum de présentation », a-t-on répondu à une candidate. Dans la vente, la mode ou les cosmétiques, les témoignages d’humiliations ordinaires abondent.
Une violence sociale légitimée
La France n’est pas dépourvue de politiques d’inclusion, mais celles-ci peinent à intégrer le critère du poids comme facteur de discrimination. Le CNAO, la Ligue contre l’Obésité et le CRAPS (Cercle de recherche sur la protection sociale) appellent les pouvoirs publics à inscrire clairement la discrimination liée à la corpulence dans la loi, à former les recruteurs, à aménager les postes de travail, et à intégrer la lutte contre la grossophobie dans les politiques de responsabilité sociale des entreprises (RSE) et de qualité de vie au travail (QVT).
« Agir contre l’obésité au travail, ce n’est pas faire preuve de compassion : c’est faire preuve de justice », plaide la Ligue contre l’Obésité. Les dispositifs existent, mais sont rarement mis en œuvre de manière systématique : vêtements professionnels inadaptés, mobilier standardisé, rythme de travail incompatible avec les suivis médicaux… autant de barrières invisibles mais bien réelles.
Le coût de l’inaction
Selon les estimations d’Asterès, les pertes liées à l’obésité sur le marché du travail atteignent 9 milliards d’euros en 2024. Parmi elles, 4,1 milliards concernent directement les pertes de revenu pour les patientes, 3 milliards relèvent de la puissance publique (dépenses sociales, baisse des recettes fiscales), et 1 milliard représente les pertes de production pour les entreprises du fait de l’absentéisme ou des décès prématurés.
À ce fardeau s’ajoute un coût médical estimé à 11 milliards d’euros, portant le total à près de 20 milliards d’euros par an pour la société française. Et les projections à 2030 évoquent déjà un dépassement de la barre des 23 milliards.