En moins de deux ans d’existence, Mistral AI est devenue la vitrine de l’ambition française dans le domaine stratégique de l’intelligence artificielle. Portée par une équipe issue des laboratoires les plus prestigieux, la startup parisienne affiche des performances exceptionnelles et des objectifs assumés de souveraineté technologique. Mais dans un secteur dominé par les géants américains et financé à coups de milliards de dollars, la pérennité d’une indépendance française interroge. À mesure que la société tisse des partenariats internationaux et ouvre son capital à des investisseurs étrangers, une question s’impose : Mistral peut-elle rester française, ou s’apprête-t-elle à suivre le chemin de nombreuses pépites européennes, avalées par les logiques du marché mondial ?
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Mistral AI envisage une levée de fonds d’un milliard de dollars
Une success story française devenue symbole de souveraineté
Fondée en avril 2023 par trois anciens chercheurs de DeepMind et de Meta – Arthur Mensch, Guillaume Lample et Timothée Lacroix – Mistral AI a connu une ascension fulgurante. En l’espace de dix-huit mois, la société a levé plus d’un milliard d’euros et atteint une valorisation de près de six milliards. Elle est aujourd’hui la startup d’intelligence artificielle la mieux financée en Europe.
Son positionnement sur les grands modèles de langage (LLM), sa stratégie résolument open source et son ancrage dans un récit d’indépendance technologique séduisent au-delà des cercles techniques. Pour Paris, Mistral est devenue une entreprise emblématique. Le président de la République n’a pas hésité à en faire l’un des visages de la campagne « Choisir la France », aux côtés de Kylian Mbappé et Thomas Pesquet. À l’image de STMicroelectronics hier, Mistral cristallise aujourd’hui les espoirs d’un leadership européen sur un secteur considéré comme décisif pour l’avenir industriel et militaire du continent.
Premiers signaux d’alerte : l’indépendance en question
En février 2024, un partenariat avec Microsoft, assorti d’un investissement de 15 millions d’euros, a suscité les premières interrogations. Si le montant reste modeste comparé aux tours de table précédents, la symbolique est forte. Pour plusieurs observateurs européens, ce rapprochement évoque trop ouvertement le modèle OpenAI, dont l’alliance avec Microsoft a suscité des critiques similaires. « Mistral devient le nouvel OpenAI et s’allie à Microsoft. Il n’a plus le profil du champion réellement indépendant que nous avions en tête lors des discussions sur l’AI Act », a ainsi regretté Kai Zenner, conseiller politique au Parlement européen. La Commission européenne a rapidement ouvert un examen de cette collaboration.
Dans le même temps, l’actionnariat de Mistral s’internationalise. Si Arthur Mensch affirme que 75 % du capital reste français et que le comité stratégique est contrôlé par les fondateurs, la présence de fonds américains comme Andreessen Horowitz et General Catalyst, ainsi que du fonds souverain MGX d’Abou Dhabi, alimente les doutes. Ce dernier, doté de 100 milliards de dollars, est désormais un acteur majeur dans la gouvernance de l’entreprise. Et les discussions en cours autour d’une levée supplémentaire d’un milliard de dollars ne vont pas en sens inverse.
Plus récemment, des rumeurs insistantes évoquent un intérêt d’Apple pour racheter Mistral AI. Selon Bloomberg, la firme de Cupertino chercherait à combler son retard dans les grands modèles linguistiques en ciblant des startups européennes. Si Mistral a démenti tout projet de cession, ces spéculations rappellent que les appétits des GAFAM ne faiblissent jamais longtemps face aux entreprises prometteuses.
Le dilemme européen : ambition souveraine vs dépendance financière
Le cas Mistral illustre une réalité connue mais rarement affrontée frontalement : l’écosystème européen n’a pas, à ce jour, la capacité de financer seul l’émergence d’un acteur mondial de l’IA. Alors qu’OpenAI a levé plus de 13 milliards de dollars, les startups européennes doivent composer avec un marché du capital-risque moins profond, moins structuré, et plus prudent.
Le recul d’Aleph Alpha, concurrent allemand de Mistral qui a récemment réduit ses ambitions faute de financements, témoigne de ces limites. En France, malgré un environnement dynamique – plus de 1 000 startups IA recensées et 1,4 milliard d’euros levés en 2024 – les projets de très grande envergure restent largement dépendants de fonds américains ou du Moyen-Orient.
Les pouvoirs publics ne ménagent pourtant pas leurs efforts. Le gouvernement français a annoncé 109 milliards d’euros d’investissements publics et privés sur l’intelligence artificielle. Des partenariats se multiplient, avec l’armée française, France Travail ou encore le Luxembourg. Le lancement de Current AI, soutenu par Bpifrance et doté de 400 millions de dollars, vise à faire émerger une alternative européenne en matière d’infrastructure. Mais l’écart avec les champions mondiaux demeure considérable.
Mistral, au cœur d’une bataille de puissances
L’intelligence artificielle n’est pas seulement un secteur économique : c’est un levier de puissance. Les États-Unis et la Chine se livrent une compétition stratégique de long terme, où les données, les talents et les capacités de calcul sont autant d’armes. Dans cette course, l’Europe apparaît encore comme un acteur marginal, représentant à peine 20 % du marché mondial de l’IA.
L’irruption de nouveaux géants chinois, comme DeepSeek, souligne l’intensification de la bataille mondiale. Pour Mistral, rester compétitif implique de naviguer dans un espace géopolitique contraint, où les alliances financières conditionnent l’accès aux infrastructures, aux clients et aux marchés.
Le projet de campus IA annoncé en mai 2025 en est une illustration. D’un montant de 8,5 milliards d’euros, il associe Mistral à MGX, Nvidia et Bpifrance. Si cette annonce confirme l’attractivité de la France, elle révèle aussi l’impossibilité d’une stratégie strictement nationale. Dans les technologies de rupture, la souveraineté se pense désormais en réseau, au prix d’une dilution progressive du contrôle.
Quelles perspectives pour rester français ?
Face aux rumeurs de rachat, Arthur Mensch a affirmé sa volonté de rester indépendant et de privilégier une introduction en bourse. « Of course, [an IPO is] the plan », a-t-il déclaré. Cette voie permettrait à Mistral d’accéder aux capitaux nécessaires à sa croissance tout en conservant un ancrage européen.
L’entreprise mise également sur le développement de Mistral Compute, une infrastructure IA souveraine, et sur des partenariats avec des institutions publiques françaises pour asseoir sa position dans l’écosystème local. À terme, la capacité de Mistral à générer des revenus suffisants pour justifier sa valorisation – sans dépendre excessivement de capitaux étrangers – sera déterminante.