Club Med : la vérité derrière le départ de Giscard d’Estaing

Henri Giscard d’Estaing a quitté le Club Med comme on quitte une maison qu’on a façonnée pendant vingt-huit ans : à regret. Dans une lettre adressée aux salariés le mercredi 16 juillet, il évoque un départ « le cœur serré » et affirme y avoir été « contraint ». Si l’annonce a surpris, c’est que le groupe de tourisme affiche des performances record : plus de deux milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024, une marge opérationnelle proche de 10 %, et une croissance à deux chiffres prolongée sur 2025. Mais derrière cette réussite économique se cachait une crise stratégique profonde. Le divorce entre Henri Giscard d’Estaing et Fosun, actionnaire chinois du Club Med depuis 2015, couvait depuis deux ans.

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Des performances économiques record

Le paradoxe est saisissant : l’un des dirigeants français les plus anciens du secteur du tourisme est remercié alors même que l’entreprise atteint des sommets financiers. À la tête du Club Med depuis 2002, après y être entré en 1997, Henri Giscard d’Estaing a piloté une transformation radicale, faisant passer la marque d’un modèle en déclin à une offre premium, tournée vers une clientèle internationale et exigeante. Ce repositionnement, salué dans le secteur, a quadruplé le chiffre d’affaires du groupe depuis 2015.

Pourtant, en coulisses, la fracture stratégique entre le président et son actionnaire principal s’est progressivement élargie. Le cœur du désaccord : l’avenir capitalistique du Club Med et la place que devait encore y occuper la France.

Pour soutenir la croissance du groupe, Henri Giscard d’Estaing cherchait des capitaux nouveaux. Il souhaitait ouvrir le capital à d’autres investisseurs, afin de financer l’ouverture de nouveaux sites et accélérer l’évolution du Club Med vers une marque globale, proche du lifestyle hôtelier. En 2023, il propose un montage incluant Bpifrance et la famille Maus, propriétaire des marques Lacoste et Aigle. L’opération échoue : Fosun refuse de céder une part suffisamment significative de ses actions. Deux autres fonds intéressés ne parviennent pas non plus à convaincre l’actionnaire majoritaire.

Face à ces refus, Giscard d’Estaing change de cap et envisage une introduction en Bourse à Paris. En juin dernier, il accorde un entretien au Figaro pour rendre publique son intention. Le soutien des autorités françaises semble acquis. Mais Fosun oppose un non catégorique dans les colonnes des Échos : « il n’en est pas question ». Une réponse qui, selon plusieurs sources internes, équivaut à une révocation de fait du président.

Influence chinoise

Depuis l’OPA menée par Fosun en 2015 pour près d’un milliard d’euros, le Club Med est passé progressivement sous pavillon chinois. D’abord discret, le changement de gouvernance s’est accéléré ces dernières années. Le directeur financier, puis le vice-président Michel Wolfovski en 2024, ont été écartés. Le conseil d’administration, désormais composé uniquement de représentants de Fosun, centralise les décisions à Shanghai. Le siège français, selon Henri Giscard d’Estaing lui-même, est devenu un simple « lieu d’exécution des directives du Conseil d’Administration », sans autonomie réelle.

À ces différends de stratégie s’ajoutent les difficultés internes de Fosun, et un choc de cultures managériales. Le conglomérat chinois, lourdement endetté depuis la pandémie de Covid-19, traverse une période d’instabilité. Un changement au sein du comité exécutif, survenu il y a deux ans et demi, a fait émerger une direction « moins patiente », selon plusieurs observateurs. Cette nouvelle équipe cherche des résultats rapides et se montre beaucoup plus directive.

Parallèlement, Fosun n’a jamais digéré l’échec de l’implantation du Club Med en Chine. Malgré plusieurs tentatives, ni les resorts haut de gamme ni les formats de villages courts séjours n’ont trouvé leur public. Un ancien cadre évoque une « incompatibilité structurelle » : les consommateurs chinois n’adhèrent ni à la formule « tout compris », ni au modèle d’animation pour enfants. Deux piliers de la marque Club Med.

Perte d’autonomie pour le Club Med

Au fil du temps, les différences de méthode et de vision se sont muées en incompréhensions culturelles. Le style de management imposé depuis Shanghai tranche avec l’esprit du Club, hérité de ses origines : horizontal, festif, parfois informel. Giscard d’Estaing a évoqué, dans sa lettre de départ, des pratiques managériales incompatibles avec les usages européens, allant jusqu’à citer des sanctions salariales pour des tâches non accomplies dans les délais, et même un projet de code vestimentaire interdisant les jupes courtes. « Ce n’était plus le même monde », confie un ancien dirigeant, évoquant une « approche mécanique, court-termiste », sans rapport avec la culture Club Med.

Le point de rupture survient au moment de préparer la succession. À 68 ans, Henri Giscard d’Estaing avait engagé le processus de passation. Plusieurs profils avaient été identifiés. Mais Fosun choisit seul un candidat et lui propose le poste sans l’aval du président en place. Ce dernier souhaite une transition en douceur, sur plusieurs mois. Fosun refuse. Michel Wolfovski, son fidèle bras droit, a déjà été écarté quelques mois plus tôt. Le conflit devient irréversible.

L’alerte est alors relayée publiquement par le syndicat FO, majoritaire au sein du Club Med. Dans un communiqué, il exprime sa « vive inquiétude » face aux décisions prises « sans concertation ni transparence ». Le syndicat redoute une perte d’identité du groupe, dont les décisions stratégiques seraient désormais dictées depuis la Chine. Il appelle l’actionnaire à « clarifier sans délai ses intentions ».

Le départ d’Henri Giscard d’Estaing acte la fin d’un cycle. Pour certains observateurs, il a valeur d’ultime avertissement. Jean-François Rial, PDG de Voyageurs du Monde, estime que Fosun aurait pu « trouver une meilleure fin », à la mesure des 28 années d’engagement de l’ancien président. « Ce n’est pas une manière élégante de se séparer d’un dirigeant qui a sauvé le groupe », résume-t-il.

Plus largement, cette séquence interroge la capacité des groupes français à conserver leur autonomie stratégique lorsqu’ils passent sous contrôle étranger. Le Club Med risque-t-il de perdre ce qui faisait sa singularité ? Son modèle hybride, entre luxe accessible et convivialité décontractée, pourrait se dissoudre dans une logique de rendement.



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