Résumé Résumé
Jamais, depuis près de trente ans, la situation sociale en France n’avait atteint un tel niveau de dégradation. Selon les dernières données de l’Insee, le taux de pauvreté s’est établi à 15,4 % en 2023, son plus haut niveau depuis la mise en place des séries statistiques homogènes en 1996. Cette progression brutale – un point de plus en un an – marque l’amorce d’une dynamique durable de précarisation.
Elle s’accompagne d’un creusement sans précédent des inégalités de niveau de vie. Un phénomène que de nombreux économistes et associations attribuent en partie aux choix politiques des deux quinquennats d’Emmanuel Macron.
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Le grand mensonge du pouvoir d’achat
La hausse du taux de pauvreté s’est traduite par 650 000 personnes supplémentaires vivant sous le seuil fixé à 1 288 euros par mois pour une personne seule. Le total atteint désormais 9,8 millions de personnes en France métropolitaine vivant en logement ordinaire. Il s’agit d’un record absolu. Mais ce chiffre ne reflète pas toute l’ampleur du phénomène. L’Insee ne prend en compte ni les sans-abri, ni les habitants des résidences universitaires, des maisons de retraite, des caravanes ou des départements d’outre-mer. Une enquête complémentaire menée en 2021 estimait à 2,1 millions le nombre de personnes pauvres exclues du champ statistique habituel. En les incluant, le total approcherait les 12 millions.
L’année 2024 n’a montré aucun signe d’inflexion. Le baromètre du Secours populaire fait état d’une augmentation continue des difficultés, notamment dans le paiement des factures énergétiques : 47 % des personnes interrogées déclarent être en situation de précarité énergétique, un chiffre en hausse de deux points. Plus inquiétant encore, la pauvreté subjective telle qu’elle est perçue par les Français atteint un seuil inédit : ils estiment désormais qu’un revenu mensuel inférieur à 1 396 euros caractérise la pauvreté, soit presque l’équivalent du SMIC net. Cette dissonance entre indicateurs officiels et vécu social révèle une insécurité économique profondément enracinée.
Un creusement inédit des inégalités
La progression de la pauvreté ne s’est pas accompagnée d’une dégradation générale, mais d’un écart croissant entre les plus pauvres et les plus riches. Les données publiées par l’Insee montrent une baisse du niveau de vie moyen des 10 % les plus modestes (-1 % en euros constants), tandis que les 10 % les plus aisés ont vu le leur progresser de 2,1 %. Ces dynamiques opposées accentuent les fractures sociales.
L’indice de Gini, qui mesure le degré d’inégalité dans la distribution des revenus, est passé de 0,294 à 0,297 en un an. Ce niveau se rapproche du record historique de 0,298 atteint en 2011, au lendemain de la crise financière. Le ratio inter-décile – comparant la part de revenu captée par les 20 % les plus riches à celle des 20 % les plus pauvres – a atteint un écart de 4,5 fois.
Un tournant politique assumé : la fin de la redistribution
Cette situation est largement expliquée par une série de choix politiques. En 2023, plusieurs aides exceptionnelles mises en place en 2022 pour atténuer les effets de l’inflation n’ont pas été reconduites. L’indemnité inflation et la prime de rentrée ont disparu, contribuant mécaniquement à faire monter le taux de pauvreté. Ces aides, par ailleurs peu ciblées, avaient davantage profité aux classes moyennes qu’aux plus démunis.
Dans le même temps, les revalorisations des prestations sociales ont été jugées insuffisantes. L’aide personnalisée au logement, augmentée de 3,26 % à l’automne 2024, reste bien en-deçà de la hausse des loyers et des charges. Le nombre d’allocataires continue d’ailleurs à diminuer. Les réformes successives de l’assurance chômage, particulièrement restrictives, ont également pesé lourd : la durée d’indemnisation a été réduite de 25 % pour les nouveaux demandeurs d’emploi depuis février 2023, une tendance durcie en 2024.
Sur le plan fiscal, les mesures les plus contestées concernent les hauts revenus. La suppression de l’ISF, actée dès le début du quinquennat, a représenté un coût annuel de 4,5 milliards d’euros sans bénéfice avéré en matière d’investissement productif. En 2023, la dernière phase de suppression de la taxe d’habitation a profité aux 20 % de ménages les plus aisés. Le taux d’imposition net des 10 % les plus riches a baissé, tandis que celui des classes moyennes a progressé. Les revenus du capital, dopés par la hausse des taux d’intérêt, ont renforcé la concentration patrimoniale.
Un marché du travail plus précaire, moins protecteur
Le creusement des inégalités ne relève pas uniquement de la redistribution. Il tient aussi à la dégradation des revenus d’activité. Les travailleurs indépendants ont été particulièrement affectés : leur revenu moyen a baissé de 4,5 % en 2023, après une chute de 5,5 % en 2022. Leur taux de pauvreté a atteint 19,2 %. Les micro-entrepreneurs – aujourd’hui près de la moitié des non-salariés – sont les plus vulnérables, avec un revenu six fois inférieur à celui des indépendants traditionnels. La hausse de leurs cotisations sociales, décidée en 2024, aggrave leur fragilité.
Parallèlement, le phénomène des travailleurs pauvres s’étend. Près d’un quart des salariés à temps partiel travaillent moins de 50 % d’un temps plein, un record. Cette forme de sous-emploi tire les revenus vers le bas. En 2023, 8,3 % des personnes en emploi étaient considérées comme pauvres, en hausse de 0,6 point. Dans le secteur privé comme dans la fonction publique, les salaires ont progressé moins vite que l’inflation.
Les visages de la précarité : femmes, enfants, chômeurs
Certaines catégories sociales sont particulièrement exposées. Les familles monoparentales, dans 82 % des cas dirigées par des femmes, ont vu leur taux de pauvreté bondir à 34,3 %. La revalorisation de l’allocation de soutien familial, intervenue fin 2022, n’a pas suffi à compenser la fin des aides exceptionnelles. Un tiers d’entre elles subit une privation matérielle et sociale sévère.
Le taux de pauvreté des chômeurs s’élève à 36,1 %, en forte hausse, conséquence directe des nouvelles règles d’indemnisation. Celui des enfants a atteint 21,9 %, soit un Français mineur sur cinq. Les retraités, moins touchés en apparence (taux de pauvreté à 11,1 %), bénéficient néanmoins d’une revalorisation des pensions plus favorable, notamment via les retraites complémentaires.
Un modèle social en panne
Le bilan global du quinquennat est saisissant : entre 2017 et 2023, 1,2 million de personnes supplémentaires ont basculé dans la pauvreté. Le taux de pauvreté est passé de 13,7 % à 15,4 %. Dans le même temps, le niveau de vie des 10 % les plus riches a progressé de près de 2 000 euros par an. La promesse d’un ruissellement économique, formulée en début de mandat, ne s’est pas concrétisée pour les plus fragiles.
Les perspectives pour 2024 et au-delà inquiètent les associations. Le collectif Alerte, qui regroupe 37 structures de solidarité, dénonce la mise en œuvre d’un « contrôle social » plus rigide, à l’image de l’obligation de 15 heures d’activité pour les bénéficiaires du RSA, qui risque de renforcer le non-recours. La baisse des financements pour l’insertion et l’aide alimentaire à partir de 2025, conjuguée aux effets de la loi Kasbarian-Bergé sur les expulsions locatives, pourrait encore aggraver la précarité.