« Bonjour, c’est Emma. Je vous appelle au sujet de votre assurance habitation. Je vois que votre contrat arrive bientôt à échéance… » La voix est douce, posée, presque familière. Elle semble comprendre vos réponses, interrompt ses phrases pour écouter, adapte son ton selon votre humeur. Et pourtant, personne n’est à l’autre bout du fil. L’interlocutrice n’est qu’un agent conversationnel automatisé, capable de mener des appels entiers en se faisant passer pour un humain.
Ce type d’échange devient de plus en plus fréquent. Selon les données de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), 73 % des Français ont constaté une hausse significative des appels de démarchage depuis 2023. Parmi eux, près de la moitié affirment avoir eu affaire à des systèmes qui, selon eux, « ne pouvaient pas être humains ».
Une imitation vocale quasi parfaite
Les technologies utilisées par ces agents sont devenues extrêmement perfectionnées. Elles imitent non seulement l’intonation et le débit de la parole humaine, mais savent aussi réagir en temps réel à des signaux verbaux subtils. L’intelligence artificielle croise des données publiques et privées – parfois acquises illégalement – pour adapter son discours à chaque individu. Elle connaît votre nom, votre fournisseur d’énergie, vos habitudes de consommation, et s’en sert pour formuler une offre commerciale sur-mesure.
Ce degré de personnalisation donne à ces appels une fausse apparence de légitimité. Des voix synthétiques, presque impossibles à distinguer des vraies, parviennent à instaurer une confiance initiale avant de proposer un « service d’aide » à la baisse des charges ou à la renégociation de contrat.
Pour beaucoup, ces intrusions téléphoniques s’apparentent à du harcèlement. Emma Castillo, infirmière libérale à Toulouse, en témoigne : « Je reçois entre cinq et quinze appels par jour, explique-t-elle. Au début, je répondais machinalement, pensant à un patient ou à un rendez-vous. Parfois, la voix me répondait avec assez de naturel pour semer le doute, mais je finissais vite par comprendre que ce n’était pas humain. Le plus inquiétant, c’est que je ne peux rien faire pour arrêter ça. Les numéros changent tout le temps. En tant qu’infirmière libérale, je dois être joignable à chaque instant. Aujourd’hui, c’est devenu un cauchemar : je vis avec cette peur de rater un appel important à cause d’un robot. Je ne sais plus quoi faire. »
Par ailleurs, ces systèmes permettent d’atteindre une échelle inédite. Des centres d’appel automatisés, notamment en Chine, sont capables de passer plusieurs centaines de milliers d’appels par jour. Le coût d’exploitation d’un tel dispositif, estimé autour de 1 260 euros annuels, est dérisoire au regard des rendements. De nombreuses entreprises, notamment dans les secteurs de l’assurance, de la santé privée ou de la formation, y ont recours de façon croissante.
Des pratiques en expansion malgré les interdits
En Chine, où la pratique est officiellement interdite par le Code pénal, le recours à ces technologies ne cesse pourtant de croître. En France, le paradoxe est similaire : plus la loi encadre le démarchage, plus les entreprises s’équipent d’outils pour automatiser les appels et contourner les nouvelles obligations. Les robots vocaux peuvent en effet appeler des dizaines de milliers de numéros, tout en respectant à la lettre les contraintes imposées par la législation, notamment en matière de consentement formel.
Ce glissement vers l’automatisation repose donc moins sur l’innovation que sur une logique économique : optimiser les coûts, maximiser les contacts, et diluer la responsabilité. Là où un téléconseiller humain ne peut traiter que quelques dizaines d’appels par jour, une IA ne dort jamais, ne demande ni salaire, ni congé.
Le monde du travail durement impacté
Selon le syndicat SP2C, représentant près de 60 entreprises du secteur, entre 8 000 et 9 000 postes pourraient disparaître sur les 55 000 existants dans le domaine du télémarketing en France. Le secteur, qui emploie encore environ 290 000 personnes en tout, connaît un gel quasi total des recrutements depuis 18 mois.
Officiellement, les entreprises parlent d’« assistance » à l’activité humaine. Les systèmes d’IA sont décrits comme des « copilotes » qui rédigent des synthèses d’appel ou proposent des formulations types. Mais sur le terrain, la perception est différente. Les tâches standardisées sont peu à peu confiées aux machines. Les téléconseillers se retrouvent cantonnés à des cas complexes, souvent plus stressants, ou à des interactions où ils ne disposent que de peu de marge de manœuvre.
La surveillance algorithmique renforce cette pression. Le management ne sélectionne plus quelques appels à écouter ; l’IA analyse désormais tous les échanges, détecte les mots « interdits », traque les hésitations, évalue le ton de la voix. Le sentiment d’être constamment observé fragilise les salariés. Olivier, employé dans un centre d’appel à Aix-en-Provence, décrit la perte progressive de ce qui faisait selon lui « l’humanité du métier » : les petits gestes, les astuces acquises avec le temps, la capacité d’écouter sincèrement un client.
Certaines entreprises, comme Tersea, affirment qu’elles ne procéderont pas à de licenciements massifs, en raison d’une activité centrée principalement sur les appels entrants. Mais la dynamique reste globalement défavorable à l’emploi. Le risque est de voir disparaître les postes les moins valorisés, sans que cela ne s’accompagne d’une véritable montée en compétences ou d’un redéploiement vers d’autres secteurs.
Lois renforcées, efficacité incertaine
Face à cette prolifération, les pouvoirs publics ont réagi. En mars 2025, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité une mesure imposant le consentement explicite – opt-in – avant tout appel commercial. À partir du 11 août 2026, il sera illégal de démarcher un consommateur sans qu’il ait donné son accord au préalable. Le Parlement a aussi entériné des sanctions plus lourdes : jusqu’à 75 000 euros pour les personnes physiques, 375 000 pour les entreprises, et jusqu’à 500 000 en cas de récidive.
Des exceptions sont toutefois prévues, notamment pour les entreprises livrant des denrées alimentaires ou dans le cadre d’un contrat existant. Le champ d’application réel de la loi pourrait donc rester limité. Par ailleurs, le cadre législatif s’applique difficilement aux centres d’appel basés à l’étranger ou à ceux qui usurpent des numéros locaux pour échapper aux dispositifs de contrôle.
Côté consommateurs, plusieurs outils existent. L’application Orange Téléphone, disponible pour tous les opérateurs, avertit l’utilisateur lors d’un appel suspect. Truecaller ou « Dois-je répondre ? » proposent des fonctions similaires. Ces services reposent eux-mêmes sur des IA capables de reconnaître les schémas typiques des appels automatisés.
Le service Bloctel reste un pilier, permettant de s’inscrire gratuitement sur une liste d’opposition. Mais son efficacité est régulièrement mise en doute, en particulier face aux appels illégaux en provenance de l’étranger.