Ces bulles financières qui ruinent nos économies

Elles ont ruiné des pays, brisé des vies et secoué le monde. Mais pourquoi les bulles financières continuent-elles de proliférer ?

L’histoire de la finance est jalonnée d’épisodes où l’enthousiasme collectif a cédé la place à l’effondrement brutal. Ces moments de déséquilibre extrême, appelés bulles financières, ont laissé des traces profondes dans les économies du monde entier. Leur mécanique est connue, leurs conséquences souvent désastreuses, et pourtant elles se répètent, sous des formes toujours nouvelles.

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De la tulipomanie du XVIIe siècle à la spéculation sur les cryptomonnaies, ces bulles révèlent des mécanismes universels mêlant innovations, excès de confiance et irrationalité. Alors que la sophistication des marchés s’est considérablement accrue, leur vulnérabilité face à ces épisodes n’a pas disparu. Comprendre ces phénomènes, c’est éclairer l’économie contemporaine, mais aussi mesurer la difficulté persistante à y faire face.

Les lois immuables des bulles financières

Avant de se pencher sur les cas emblématiques, il convient de rappeler les ressorts communs à presque toutes les bulles financières. Leur dynamique suit un schéma classique en quatre temps.

Elle commence par une phase de préparation, marquée par un contexte macroéconomique porteur et un optimisme diffus. S’ensuit une phase de naissance, où les premiers investisseurs parient sur la hausse des prix, attirant de nouveaux entrants. Puis vient l’euphorie : les comportements mimétiques se multiplient, le crédit devient abondant, et la spéculation s’emballe. Enfin, le retournement brutal – souvent déclenché par un choc exogène ou la simple réalisation que les prix sont devenus déconnectés de toute valeur réelle – provoque l’effondrement.

Les causes profondes mêlent facteurs psychologiques et déséquilibres macroéconomiques : faibles taux d’intérêt, innovation technologique perçue comme révolutionnaire, régulation laxiste, ou encore volonté politique de stimuler l’économie à tout prix. L’éclatement de la bulle, quant à lui, n’est jamais sans conséquences : crise bancaire, gel du crédit, chute de la consommation, montée du chômage, instabilité politique. Les effets se propagent bien au-delà des marchés.

Les bulles fondatrices : de la tulipe aux chemins de fer

En 1637, aux Pays-Bas, la tulipomanie devient objet de spéculation. Certaines variétés atteignent des prix équivalents à plusieurs années de salaire, alimentées par un marché de contrats à terme rudimentaire. L’éclatement soudain du marché ruine nombre de spéculateurs, sans toutefois provoquer une crise nationale. Cette première bulle spéculative documentée est restée dans l’histoire comme un avertissement.

Un siècle plus tard, l’Europe connaît deux épisodes quasi simultanés : la bulle des Mers du Sud (1720) en Grande-Bretagne et celle du Mississippi (1719–1720) en France. Dans les deux cas, la promesse de profits faciles liés au commerce colonial alimente une frénésie. En 1720, les actions des deux compagnies atteignent des niveaux délirants avant de s’effondrer. À Londres comme à Paris, ces krachs entraînent une perte de confiance durable dans les systèmes financiers.

Au XIXe siècle, c’est le rail qui devient le vecteur de spéculation. En Angleterre, entre 1840 et 1847, la « Railway Mania » voit la création de centaines de compagnies ferroviaires. Les cours s’envolent, portés par l’engouement pour la révolution industrielle. L’effondrement de 1847 déclenche une crise économique sévère, notamment en France, où il contribue au climat d’instabilité qui mènera à la révolution de 1848.

L’âge des marchés mondiaux : krachs et stagnation

Le krach de 1929 marque un tournant. Il ne s’agit plus seulement d’un effondrement spéculatif, mais du déclencheur d’une dépression économique mondiale. Aux États-Unis, l’achat d’actions à crédit a créé une bulle massive sur les marchés. Le jeudi 24 octobre, le Dow Jones s’effondre. La chute se prolonge pendant trois ans. Le chômage atteint 24 %, la production industrielle s’effondre, la panique bancaire s’installe. L’impact mondial est considérable. Cette crise modifiera durablement la perception du rôle de l’État dans l’économie.

À la fin du XXe siècle, c’est le Japon qui devient l’épicentre d’un nouveau cycle spéculatif. Après les accords du Plaza de 1985, les capitaux rapatriés alimentent une flambée des prix immobiliers et boursiers. Le sommet est atteint en 1989, avec un indice Nikkei à près de 39 000 points. La bulle spéculative japonaise (1986–1991) éclate en 1990. Le pays entre dans une longue période de stagnation – la « décennie perdue » – dont les effets se font encore sentir dans les années 2000.

L’ère numérique et financiarisée

La fin du siècle est marquée par une nouvelle euphorie : celle de la révolution Internet. Entre 1995 et 2000, la bulle Internet, également appelée « bulle dot-com », attire massivement les investisseurs. Le Nasdaq passe de 1 000 à plus de 5 000 points. En mars 2000, la bulle éclate. Le marché s’effondre de plus de 75 % en deux ans. Certaines entreprises survivent et deviennent les géants que l’on connaît aujourd’hui. D’autres disparaissent. L’effet macroéconomique reste limité, mais la confiance dans les marchés technologiques est durablement ébranlée.

Moins de dix ans plus tard, une nouvelle bulle secoue l’économie mondiale : celle des subprimes (2007–2008). Aux États-Unis, l’expansion du crédit immobilier à risque, dopée par la titrisation des créances, crée un marché fictif de valeurs gonflées. L’éclatement de cette bulle en 2007 provoque la faillite de Lehman Brothers, déclenchant une crise financière systémique. L’économie mondiale entre en récession. Cette fois, les effets sont globaux et massifs. La crise de 2008 marque la fin d’une ère de dérégulation.

Des crises régionales aux actifs numériques

Dans la foulée de la crise des subprimes, plusieurs pays européens connaissent des bulles immobilières, notamment l’Espagne (1998–2008). Les prix augmentent de 200 %. La construction explose, dépassant largement la demande réelle. L’éclatement de la bulle laisse des centaines de milliers de logements vides, et provoque l’expulsion de près de 600 000 familles.

La crise asiatique (1997–1998) illustre une autre facette des bulles : la spéculation sur les monnaies. Elle débute en Thaïlande, avant de s’étendre à l’ensemble de l’Asie du Sud-Est. Les dévaluations brutales provoquent des faillites en cascade. L’épisode révèle la fragilité des économies émergentes face aux mouvements spéculatifs de capitaux internationaux.

Plus récemment, les bulles des cryptomonnaies (2017–2022) ont donné lieu à des épisodes de volatilité extrême. En 2017, le Bitcoin passe de 1 000 à 20 000 dollars avant de retomber à 3 200. En 2021, il atteint 68 000 dollars avant de rechuter. Ces actifs, peu utilisés dans l’économie réelle, restent confinés à une sphère spéculative, mais leur instabilité alimente de nouvelles interrogations sur la régulation financière à l’ère numérique.

La succession des bulles à travers les siècles révèle une constante : la difficulté à contenir l’irrationalité collective lorsqu’elle trouve un terrain fertile. À chaque époque, une promesse – de richesse, de technologie, de progrès – suffit à enclencher la dynamique spéculative. L’histoire économique montre que les bulles ne sont pas des accidents ponctuels, mais des manifestations récurrentes d’un système fondé sur l’anticipation du profit.

Elles posent une question de fond sur la nature du capitalisme contemporain : pourquoi les mécanismes de régulation échouent-ils à les prévenir ? Pourquoi les leçons du passé sont-elles si peu efficaces ?

Des outils de prévention

Après le krach de 1929, les premières grandes réformes voient le jour, à commencer par le Glass-Steagall Act, qui sépare les banques de dépôt des banques d’investissement. La crise de 2008 relance la dynamique régulatrice, avec l’adoption des accords de Bâle III. Ceux-ci imposent des exigences de fonds propres renforcées aux banques et introduisent des outils de surveillance macroprudentielle.

Mais les défis restent immenses. Une partie importante des activités financières – le « shadow banking » – échappe encore largement aux régulations classiques. La dette mondiale atteint des niveaux inédits, dépassant 238 % du PIB global. Les innovations financières, qu’il s’agisse des cryptomonnaies ou des plateformes de prêts entre particuliers, complexifient davantage l’environnement.

Les autorités disposent aujourd’hui d’outils de prévention : ratios prudentiels, stress tests, surveillance des déséquilibres systémiques, ajustements monétaires. Mais leur efficacité dépend d’une capacité à anticiper des risques qui, par nature, échappent souvent aux modèles.

Résister aux emballements collectifs

Les bulles financières ne relèvent pas de l’accident. Elles sont inscrites dans le fonctionnement même d’un système fondé sur la spéculation, l’innovation et le crédit. Elles traduisent autant les espoirs collectifs que les déséquilibres structurels. Et malgré leurs conséquences parfois dévastatrices, elles ont aussi joué un rôle moteur : en déclenchant des réformes, en testant les limites de l’économie, en révélant les points de rupture.

L’enjeu pour les décideurs n’est donc pas de les éliminer – objectif illusoire – mais de mieux les comprendre, de les détecter plus tôt, et d’en limiter les effets. Cela suppose une meilleure régulation, mais aussi une culture économique plus solide, capable de décoder les signaux faibles et de résister aux emballements collectifs.

L’histoire des bulles, finalement, est celle d’un apprentissage sans fin.



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