Il ne se voit pas, ne se sent pas, ne provoque aucun symptôme immédiat. Et pourtant, le cadmium s’accumule lentement dans les sols, les aliments et nos corps. Ce métal lourd, classé cancérogène certain pour l’homme, contamine à bas bruit l’ensemble de la population française. Alors que les alertes scientifiques se multiplient depuis des années, les réponses politiques peinent à suivre. En France, cette contamination chronique pourrait devenir l’un des plus grands scandales sanitaires du XXIe siècle.
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Des niveaux de contamination alarmants en France
En une décennie, l’imprégnation au cadmium des Français a presque doublé. Selon les données de l’étude Esteban, la concentration moyenne dans les urines est passée de 0,29 à 0,57 microgramme par gramme de créatinine. Ce taux dépasse le seuil critique défini par l’Anses pour les adultes non-fumeurs. Résultat : près d’un Français sur deux franchit désormais ce niveau de risque.
La comparaison internationale est édifiante. Les niveaux d’exposition sont trois fois plus élevés qu’aux États-Unis, deux fois plus qu’en Italie. Chez les enfants, la situation est encore plus inquiétante : leur imprégnation est quinze fois supérieure à celle observée au Danemark. Plus d’un tiers des enfants français de moins de trois ans dépasse la dose journalière tolérable par l’alimentation.
Une alimentation ordinaire, mais contaminée
Le cadmium s’infiltre au cœur de l’alimentation quotidienne : pain, céréales, pommes de terre, pâtes. Ces aliments sont contaminés via les sols agricoles, enrichis depuis des décennies avec des engrais phosphatés riches en cadmium. Absorbé par les racines des plantes, ce métal prend le même chemin biologique que le zinc ou le fer.
Près de 8 aliments sur 10 dans l’assiette des Français contiennent des traces de cadmium. Les céréales affichent une teneur moyenne de 30 µg/kg, le pain 19 µg/kg, les pommes de terre 21 µg/kg. Une exposition quotidienne et diffuse, impossible à éviter. Le risque n’est pas celui d’une intoxication aiguë, mais d’une accumulation lente, imperceptible, mais toxique à long terme.
Des effets sanitaires irréversibles
Une fois dans l’organisme, le cadmium s’y loge pour des décennies. Il s’accumule dans le foie, les reins, les os. Cancers du rein, du sein, du poumon, atteintes osseuses et rénales : ses effets sont largement documentés. Il agit aussi comme perturbateur endocrinien et toxique pour la reproduction.
Le lien avec le cancer du pancréas alarme les spécialistes. Ce type de cancer a quadruplé en trente ans en France. Deux tiers de cette hausse ne s’expliquent pas par l’âge. Le pays est désormais le quatrième au monde en nombre de cas. Selon les projections, ce sera le deuxième cancer le plus meurtrier d’ici 2040.
Les enfants, plus sensibles, sont touchés dès les premières années de vie. L’étude Esteban signale une explosion des taux de cadmium chez les 6-10 ans. À ces âges, les dommages sont souvent irréversibles.
Une pollution agricole d’origine industrielle
Le niveau élevé de cadmium en France s’explique en grande partie par l’origine des engrais phosphatés utilisés dans l’agriculture. La France importe massivement ses phosphates du Maroc, dont les gisements sont parmi les plus riches en cadmium au monde. Les phosphates marocains contiennent jusqu’à 73 mg/kg de cadmium. Les engrais utilisés en France sont ainsi 1,76 fois plus contaminés que la moyenne européenne, deux fois plus qu’en Allemagne, presque trois fois plus qu’en Belgique. Et ce métal s’accumule dans les sols : il ne se dégrade pas, ne s’élimine que très lentement. Même un arrêt immédiat des engrais ne réduirait sa concentration que de 3,8 % en un siècle.
Ce choix d’approvisionnement, combiné à des décennies d’épandage intensif, a conduit à une accumulation persistante du métal dans les sols agricoles, contaminant les cultures, puis l’alimentation. À cela s’ajoute un retard réglementaire : contrairement à d’autres pays européens, la France n’a pas encore appliqué les seuils les plus stricts recommandés depuis plusieurs années.
Un manque criant de réaction politique
Depuis 2019, l’Anses recommande de limiter le cadmium à 20 mg/kg dans les engrais. La France n’a toujours pas appliqué cette recommandation. Bruxelles prévoit une baisse progressive à cet horizon, mais l’arrêté français fixant un palier à 40 mg/kg pour 2026 n’est pas encore publié. Pendant ce temps, plusieurs pays européens ont déjà adopté la norme des 20 mg/kg.
Les médecins libéraux, via l’URPS-ML, dénoncent l’inaction des pouvoirs publics. Ils pointent l’absence d’information du grand public, le manque de formation médicale, l’impossibilité d’obtenir un dépistage fiable – la cadmiurie n’est même pas remboursée.
Les freins sont identifiés : lobbying agricole, inertie administrative, faible pression citoyenne. Résultat : le problème reste enfoui sous les pieds, mais aussi dans les reins et les os des Français.
Des solutions connues, mais marginales
L’agriculture biologique permettrait de réduire significativement l’exposition : les teneurs en cadmium y sont en moyenne 48 % plus faibles. Mais les sols restent contaminés plusieurs années après conversion. Des variétés végétales moins absorbantes existent, tout comme des pratiques de culture plus raisonnées. À l’échelle individuelle, on peut limiter l’exposition en variant l’alimentation, en épluchant certains légumes, ou en corrigeant les carences en fer.