Travail, vie privée : la charge mentale pèse toujours sur les femmes

Peut-on vraiment parler d’égalité quand 80 % des tâches familiales reposent toujours sur les femmes ? Décryptage d’un déséquilibre persistant.

Parvenir à concilier vie professionnelle, vie de couple et parentalité reste, malgré les discours égalitaires, un parcours semé d’obstacles. Derrière la norme du couple à double carrière, les déséquilibres perdurent et se reproduisent.

Les apparences sont trompeuses. Derrière les discours valorisant l’égalité entre les sexes, l’équilibre des rôles et la modernité des organisations, le quotidien continue d’imposer aux femmes la plus grande part des charges domestiques et familiales. En France, on estime encore à près de 80 % la part de ces tâches assumées par les femmes. Les politiques publiques, les structures éducatives ou encore le fonctionnement des entreprises restent organisés sur des fondations anciennes, celles d’un modèle où l’homme travaille à l’extérieur et la femme gère l’intérieur.

Les horaires scolaires, la faible prise des congés de paternité, la pression des carrières entre 30 et 40 ans : tout semble structuré pour que la charge parentale incombe prioritairement aux femmes, au moment même où leur vie professionnelle devrait s’épanouir. Une mécanique discrète mais redoutablement efficace, qui perpétue un déséquilibre profondément ancré dans les structures sociales.

Répartition inégale

La répartition inégale du travail domestique ne relève pas de préférences personnelles mais d’une logique collective profondément ancrée. À la maison, l’homme “rentre du travail”, la femme entame sa “seconde journée”. C’est dans cette articulation invisible que se noue une partie décisive de l’inégalité professionnelle.

« Je suis cadre dans une multinationale. Le jour où notre deuxième enfant est né, mon mari a reçu une promotion. Moi, j’ai arrêté de voyager pour le travail. Personne ne me l’a imposé. C’est juste… tombé sous le sens pour tout le monde. » — Claire, 39 ans, mère de deux enfants

Ces arbitrages, souvent présentés comme des choix individuels, sont en réalité induits par l’ensemble des règles implicites qui organisent les responsabilités dans le couple et dans la société. Ils ont un coût : décrochage professionnel, perte de revenus, renoncement aux ambitions.

La maternité, point de rupture dans les carrières féminines

C’est l’arrivée des enfants qui agit comme moment de bascule. Avant, les carrières féminines peuvent progresser à rythme égal. Après, l’écart se creuse. L’événement est temporaire, mais survient à un moment clé du parcours professionnel — celui où se jouent les promotions, les changements de poste, les responsabilités managériales.

La maternité n’est pas un simple “temps suspendu” dans une trajectoire : elle transforme durablement la disponibilité mentale, physique et temporelle des femmes, quand les hommes, eux, voient peu ou pas d’interruption dans leur développement de carrière. Ce déséquilibre structurel s’inscrit dans la durée, au détriment des femmes et, souvent, de l’équilibre du couple.

Startups et jeunes générations : l’illusion d’un progrès

L’univers des startups, souvent perçu comme progressiste et disruptif, ne fait pas exception. Malgré une rhétorique tournée vers l’agilité, le travail flexible et la réinvention des règles, les jeunes entreprises reproduisent, elles aussi, les logiques traditionnelles. Dès qu’une startup entre dans une phase de croissance, le fonctionnement redevient hiérarchique, normé, parfois hostile à la parentalité.

Il en va de même chez les jeunes générations. Générations X, Y ou Z affichent des intentions plus égalitaires, mais dans les faits, au deuxième ou troisième enfant, les vieux schémas ressurgissent. Le partage des tâches se rééquilibre rarement durablement. L’usure, la pression sociale et les contraintes économiques réactivent les automatismes.

Le confinement a mis à nu l’inégalité domestique. Alors même que les deux membres du couple travaillaient à domicile, les arbitrages ont penché systématiquement du côté de l’homme. C’est lui qui occupait la pièce fermée, la chaise ergonomique, les moments de concentration. La femme improvisait ses réunions entre les lessives et l’école à la maison.

Cette injustice logistique s’est imposée au nom de l’intérêt économique du foyer : 75 % des hommes gagnent plus que leur conjointe. Cette différence alimente un arbitrage constant qui favorise leur temps, leur espace, leur carrière. La spirale s’entretient d’elle-même, renforçant les écarts à chaque étape.

Pourtant, un acquis majeur a émergé de cette période : la reconnaissance du télétravail. En prouvant que l’on pouvait travailler à distance de manière efficace, les entreprises ont, malgré elles, ouvert un espace de négociation inédit pour les couples à double carrière. Là où l’autonomie organisationnelle progresse, les marges de répartition s’élargissent. Ce levier reste fragile, mais réel.

Vers une nouvelle architecture sociale plus équitable ?

Malgré les contraintes systémiques, certains couples parviennent à maintenir une dynamique équilibrée. Leur point commun n’est pas une égalité stricte, mais une recherche constante d’équité. Ils acceptent les ajustements temporaires, sans jamais figer les rôles. Ils évitent la rivalité, discutent ouvertement de l’argent, construisent leurs réseaux professionnels en tandem.

« Il y a des périodes où je gagne plus, d’autres où c’est lui. Ce qui compte, c’est qu’on continue à faire bloc. Notre unité repose sur un pacte plus profond que l’arithmétique. » — Sophie et Karim, couple biactif depuis 15 ans

Dans ces couples, la solidarité prévaut sur le calcul. L’un prend le relais quand l’autre fléchit. Ils sanctuarisent du temps à deux, échappent à l’injonction d’hyperparentalité et adaptent la répartition des tâches selon les talents et non selon le genre. C’est moins un modèle figé qu’une méthode d’ajustement continue.

La question n’est plus de savoir si les femmes peuvent tout faire. Elles l’ont démontré. Mais à quel prix ? Ce qui doit être remis en cause, ce ne sont pas les efforts individuels, mais les structures collectives qui rendent leur charge invisible, ininterrompue, inégalement répartie.

Ce couple à double carrière n’est pas une anomalie, il est devenu la norme. Il mérite un cadre qui ne repose pas sur le sacrifice silencieux d’un des deux. Ce cadre doit être repensé dans l’organisation du travail, dans les politiques publiques, dans les institutions éducatives. Tant que l’on n’aura pas modifié les règles du jeu, les femmes continueront de perdre — lentement, silencieusement, mais sûrement — sur tous les tableaux.



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