Cabinets comptables : la grande panne de recrutement

Face à 30 000 postes vacants, la profession d’expert‑comptable traverse une crise structurelle. Analyse des causes : salaires, management, digitalisation.

La profession d’expert-comptable traverse une crise de recrutement sans précédent. Fin 2023, plus de 10 000 postes étaient vacants ; Aujourd’hui, France Travail recense 20 000 projets de recrutement supplémentaires. À terme, près de 30 000 postes pourraient être à pourvoir. Cette pénurie dépasse le cadre conjoncturel : elle traduit une remise en question profonde du fonctionnement des cabinets et de leur capacité à s’adapter aux mutations du monde du travail.

Entre surcharge chronique, rémunérations peu compétitives, décalage générationnel, transition numérique mal maîtrisée et concurrence accrue des acteurs technologiques, la profession se trouve confrontée à une remise à plat de ses pratiques et de son modèle.

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Une pénurie désormais structurelle

Le marché de l’emploi comptable est désormais déséquilibré. Fin 2023, 71 % des candidats trouvaient un emploi en moins d’un mois, contre seulement 6 % des cabinets capables de recruter dans un délai équivalent. En 2024, 64 % des cabinets ont embauché, signe d’un dynamisme réel du secteur. Mais ce dynamisme masque une tension persistante : la pénurie de profils est désormais le premier frein au recrutement pour 29 % des cabinets.

La situation ne concerne pas que la France. En Allemagne, plus des trois quarts des cabinets peinent à trouver les bons profils. En Belgique, près de la moitié ont réduit leur activité, faute de personnel. En France, la profession figure depuis 2023 parmi les 38 métiers officiellement en tension. Dans l’Hérault, elle se classe en deuxième position.

Des conditions de travail devenues dissuasives

Au cœur du malaise : une organisation du travail perçue comme excessive et rigide. Les périodes fiscales, en particulier, concentrent les tensions : 61 % des experts-comptables et 57 % des collaborateurs affirment régulièrement travailler au-delà des horaires prévus. La convention collective permet une modulation jusqu’à 48 heures par semaine, mais les heures effectuées entre 35 et 39 heures ne sont majorées que de 10 %, bien en deçà des standards du marché.

Les conséquences sont tangibles. Près de 44 % des experts-comptables déclarent vivre un stress permanent. Un sur quatre se dit dépassé. Après les périodes fiscales, 39 % des collaborateurs se disent épuisés ; 4 % font état d’un burnout. En 2021, le turnover atteignait 25 % dès le premier trimestre. Des témoignages font état de situations critiques : un comptable en burnout, « incapable d’envisager une reconversion », ou un expert-comptable victime d’un AVC, n’ayant jamais repris son activité.

Rémunérations : des écarts persistants

Les rémunérations, bien qu’en progression, peinent à compenser les exigences du métier. Selon la convention collective 2025, un assistant perçoit 25 310 euros bruts annuels, un cadre 33 846 euros. Le salaire médian des experts-comptables s’établit désormais à 54 000 euros bruts annuels, soit 4 500 euros par mois.

Pour les jeunes diplômés, le salaire d’un expert-comptable stagiaire varie entre 2 500 et 3 000 euros mensuels. Les négociations salariales de 2025 n’ont pas abouti : les syndicats réclamaient une revalorisation de 5 %, les employeurs proposaient 1,3 %.

Les inégalités de genre amplifient les tensions. Les femmes perçoivent en moyenne 25 % de moins que leurs homologues masculins. Chez les cadres, l’écart reste de 18 %. Bien que les femmes représentent 67 % des collaborateurs en cabinet, elles ne constituent que 31 % des experts-comptables inscrits. Seules 22 % des salariées occupent un poste de cadre, contre 43 % des hommes.

Génération Z : le fossé des attentes

D’ici à 2025, la génération Z représentera la moitié de la population active. Cette génération, née entre 1995 et 2012, redéfinit les priorités. Le salaire n’est plus la variable déterminante : 60 % d’entre eux privilégient un travail à impact, 78 % refusent un emploi dépourvu de sens. Leurs trois priorités : la variété des missions, l’évolution de carrière et la reconnaissance.

La flexibilité est devenue une norme. 75 % des jeunes actifs exigent de pouvoir télétravailler. Or, l’accord de branche de 2022 reste incitatif, non contraignant. De nombreux cabinets ne l’appliquent pas. Ce décalage contribue à l’éloignement des profils les plus qualifiés.

Cette génération est aussi technophile : 27 % déclarent utiliser l’intelligence artificielle chaque semaine. Ils attendent des environnements de travail innovants, inclusifs, durables. Leur rapport au travail est fluide, court-termiste : beaucoup ne souhaitent s’engager que pour un an dans leur premier emploi, bouleversant les logiques traditionnelles de fidélisation.

Une image dégradée, un management en décalage

La profession continue de souffrir de stéréotypes persistants. Le comptable isolé, austère, rivé à son écran, reste une image dominante. Deux tiers des cabinets estiment manquer de notoriété. L’Ordre tente de corriger cette perception par des campagnes valorisant la diversité des métiers exercés – audit, conseil, gestion –, mais les représentations évoluent lentement.

Les pratiques managériales ne répondent plus aux attentes. Sept stagiaires sur dix estiment que le management dans leur cabinet est inadapté. Quatre sur dix envisagent de partir pour cette raison. Seuls 7 % le jugent « innovant ». Pour la moitié des jeunes, il est « traditionnel », et pour un tiers, « dépassé ». Trois quarts le considèrent inadapté aux évolutions de la profession.

Une pyramide des âges inversée

Le renouvellement des effectifs ne suit pas. Actuellement, 42 % des experts-comptables ont entre 50 et 65 ans. Les moins de 40 ans ne représentent que 21 %, les moins de 30 ans à peine 1 %. En Île-de-France, environ 1 200 départs en retraite sont attendus dans les prochaines années. Selon l’Observatoire des métiers de l’expertise comptable, 30 % des effectifs partiront d’ici à 2030.

La profession compte sur la génération Z pour renouveler ses rangs. Déjà en 2019, elle représentait 30 % des recrutements. Mais les barrières à l’entrée demeurent élevées : parcours long (BTS, DCG, DSCG, DEC), stages obligatoires, taux de réussite sélectifs. En 2024, 3 107 candidats ont obtenu leur DSCG (taux de réussite : 46,9 %), et 798 diplômés ont validé l’épreuve écrite du DEC (67,3 %).

Transformation numérique : accélération forcée

L’automatisation transforme rapidement les métiers du chiffre. Certains jeunes redoutent que le métier disparaisse : l’institut Sapiens prédit son extinction d’ici à 2046. Selon l’OCDE, 14 % des emplois pourraient être automatisés à 70 % ou plus dans les années à venir.

Dans les faits, la mutation est déjà là : 90 % des cabinets ont automatisé la récupération des écritures bancaires, plus de la moitié la gestion des factures. La mission de tenue comptable devrait passer de 44 % à 30 % du chiffre d’affaires d’ici cinq ans.

La facturation électronique marque une étape décisive. Prévue à partir de septembre 2026, elle impose une réorganisation profonde des processus. Dès mars 2025, l’annuaire des entreprises sera ouvert. La commission de normalisation AFNOR est opérationnelle, et l’amendement visant à repousser la réforme a été rejeté en avril 2025. Les cabinets disposent de dix mois pour préparer leurs clients à ce basculement.

Nouveaux acteurs, nouvelle concurrence

À ces défis s’ajoute l’arrivée de nouveaux entrants : les fintechs et « comptatechs » comme Dougs, Qonto ou Pennylane. 100 % digitales, ces structures misent sur l’expérience utilisateur, l’innovation et des environnements de travail plus agiles. Elles séduisent les jeunes professionnels et captent une part croissante du marché.

Le segment de la captation de données comptables pèserait déjà 5 milliards d’euros. Ces acteurs offrent une alternative crédible aux cabinets traditionnels, non seulement par leurs outils, mais aussi par leur culture d’entreprise.

Dans ce contexte, les cabinets doivent réinventer leur attractivité. Si 78 % des entreprises envisagent de recruter en 2025, elles privilégient de plus en plus la flexibilité contractuelle : le CDI reste majoritaire, mais le recours au travail temporaire progresse.



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