« Le festival, je n’y mets pas les pieds. Ce n’est pas pour nous ! Quand on vient des quartiers, on sait très bien qu’on n’est pas attendus là-bas. On se sent jugés avant même d’arriver. » Ces mots, prononcés par un habitant du quartier périphérique de la Rocade, résument le sentiment largement partagé d’un festival vécu comme étranger par une partie des Avignonnais eux-mêmes. Créé par Jean Vilar en 1947 avec l’ambition de faire du théâtre un bien commun, le Festival d’Avignon semble aujourd’hui pris dans une tension entre son idéal fondateur et les réalités sociales et économiques qui en freinent l’accessibilité.
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Un héritage ambitieux aujourd’hui fragilisé
À sa création, Jean Vilar affirmait avec force : « Le théâtre ne doit pas être réservé à une élite de bourgeois ou d’esthètes. Il doit toucher directement les classes populaires, celles qui n’ont pas facilement accès à la culture. Notre objectif est de susciter des débats citoyens et non de conforter un consensus bourgeois. »
Cette ambition, profondément ancrée dans l’esprit du Conseil National de la Résistance, a fait du festival un symbole de la démocratisation culturelle. Le choix de la Cour d’Honneur du Palais des Papes comme scène emblématique participait de cette volonté de subvertir l’espace du pouvoir en lieu d’expression partagée.
Mais plus de 75 ans plus tard, l’utopie populaire de Vilar paraît mise à l’épreuve. Si le festival n’a cessé de gagner en notoriété, son public, lui, s’est progressivement homogénéisé.
Selon les données officielles de la 78ᵉ édition, le public est majoritairement féminin (63 %), âgé (plus d’un tiers a 66 ans ou plus), et fortement diplômé. Les cadres, professions intellectuelles et retraités dominent largement, tandis que les employés et ouvriers représentent à peine 3 % des festivaliers. En parallèle, le capital culturel de ces publics est élevé : 90 % ont vu un film dans l’année écoulée (contre 58 % au niveau national), et 50 % ont assisté à un spectacle de danse (contre 8 % pour l’ensemble des Français).
Ce profil type tranche nettement avec la réalité sociale d’Avignon et de ses environs.
Elites vs Habitants
Dans les quartiers populaires comme Monclar, La Barbière ou La Rocade, la pauvreté, la jeunesse et la diversité culturelle dessinent une autre Avignon, que le festival semble ignorer. Près d’un quart des habitants de la ville vit sous le seuil de pauvreté, et plus de 30 % ont moins de 25 ans. La part des ouvriers et employés y est largement supérieure à la moyenne nationale. Pourtant, très peu d’Avignonnais participent au festival.
Pierre, 43 ans, technicien vivant à Monclar, en fait chaque année le constat amer : « Quand je passe près du Palais des Papes en juillet, j’ai toujours la même sensation étrange d’être un étranger dans ma propre ville. Le festival, c’est un autre monde. On a beau nous proposer des cartes moins chères, les prix restent trop élevés quand on gagne le Smic. Ce n’est pas pour nous, quoi qu’on en dise. »
Le festival a mis en place plusieurs dispositifs tarifaires pour favoriser l’inclusion (Cartes 3 clés, demandeur d’emploi, etc.), mais le tarif moyen des spectacles du IN avoisine toujours les 45 euros, sans compter les frais indirects : hébergement, restauration, transports. En juillet, les logements abordables sont rapidement pris d’assaut, tandis que le taux d’occupation des locations Airbnb dépasse les 75 %. Pour de nombreux habitants précaires, ces barrières restent infranchissables.
Dans les quartiers, un sentiment d’exclusion
À Monclar, Hanane Chmali, mère de trois enfants, observe un quotidien en décalage total avec l’effervescence festivalière : « Ici, les journées se ressemblent. ici, les gens restent entre eux, dans la rue, faute de mieux. Si des artistes venaient jouer ici, ça changerait notre regard sur ce quartier. Peut-être même sur nous-mêmes. »
À La Barbière, les jeunes parlent d’une barrière invisible mais tenace. Un adolescent de 17 ans confie : « Franchement, on n’a pas le sentiment d’être les bienvenus. Quand on va dans le centre pendant le festival, on nous regarde comme si on n’avait pas notre place. Ce regard-là, on le connaît. Il décourage. »
Cette barrière culturelle se forme tôt. Yamina, enseignante dans un collège REP+ à Avignon, le constate chaque année : « Mes élèves savent que le festival existe, mais ils n’y vont pas. Ils pensent que ce n’est pas pour eux, que c’est réservé à des gens cultivés, bien habillés, d’un autre monde. Il faudrait des actions massives dans les quartiers pour inverser cette perception. Et ça ne se joue pas uniquement sur les prix. »
La FabricA, un pont encore trop fragile
Inaugurée en 2013 entre Monclar et Champfleury, la FabricA tente d’articuler pratiques artistiques, rencontres et éducation populaire. Plus de 7 000 personnes y participent chaque année. Mais seuls 12 % des festivaliers connaissent son existence.
Un membre de l’équipe, sous couvert d’anonymat, souligne même la gravité de cette fracture persistante :
« Malgré tous nos efforts, nous participons encore, malgré nous, à renforcer une forme de coupure symbolique entre le centre et les quartiers. Et c’est une violence sociale qu’on ne peut plus ignorer. »
Un OFF pas si alternatif
Le Festival OFF, avec ses 1 600 spectacles en 2024, se présente souvent comme plus accessible. Mais une étude de Quentin Amalou et Damien Malinas démontre que son public reste tout aussi homogène.
Sophie, intermittente du spectacle habituée du OFF, en témoigne :
« On vend l’idée que le OFF est accessible et ouvert à tous, mais en réalité les mêmes barrières persistent. En tant qu’artiste, nous devons assumer des frais très lourds : location de salle, technique, logement… Au final, ces coûts se répercutent sur les tarifs d’entrée. Malgré nos envies d’ouverture, on finit par reproduire les mêmes exclusions que le IN. »
Gentrification et fracture territoriale
Chaque été, le centre historique d’Avignon se transforme en scène à ciel ouvert, tandis que les quartiers périphériques restent en marge. La flambée des prix liée à la surfréquentation touristique accentue la gentrification. Le collectif Wocon s’est mobilisé en 2025 contre les boîtes à clés des locations Airbnb, tandis que la mairie a augmenté la taxe sur les résidences secondaires à 30,45 %.
Un habitant de la Rocade résume ainsi le sentiment de déclassement ressenti : « On paie nos impôts comme tout le monde, mais on ne profite de rien. Le festival est là, chez nous, mais il ne nous parle pas, ne nous invite pas. C’est comme si on n’existait pas. »
Tiago Rodrigues face au défi de l’inclusion
À la tête du festival depuis 2022, Tiago Rodrigues a affiché des ambitions fortes, entre ouverture européenne et ancrage local. En 2025, la mise à l’honneur de la langue arabe est un signal fort d’ouverture à la diversité. Mais la difficulté demeure : comment faire dialoguer véritablement le festival avec les réalités sociales de sa ville d’accueil ?